Production : 1934
La bande sonore : Darius Milhaud
Interprètes :
· Valentine
Tessier (Emma)
· Pierre
Renoir (Charles Bovary)
· Max
Dearly (Homais)
· Daniel
Lecourtois (Léon)
· Fernand
Fabre (Rodolphe)
· Alice
Tissot (Mme Bovary mère)
· Jean
Gehret (le préfet)
· Pierre
Larquey (Hippolyte).
Le lieu du tournage :
Renoir tourne les extérieurs sur les lieux même du roman, en Normandie à Lyons-la- Forêt et à Rouen.
Cadrage :
L’illusion se renforce d’une théâtralisation du jeu des acteurs et d’une mise en abyme du théâtre dans le théâtre inscrivant l’action dans une scène à l’italienne, un cadre dans le cadre. Pour cette raison il y a plus de plans larges que de gros plans. Les premiers plans sont généralement composées d'entrées (et surtout les images mobiles de portes ou fenêtres), tandis que l'essentiel de la scène se déroule à une distance. Ces "cadres dans le cadre", ces jeux de boîtes indiquent clairement que les héros de cette histoire récitent un jeu sans interruption.
Emma Bovary :
Le choix d’une actrice mûre dans le rôle d’Emma lui a également été imposé : Valentine Tessier (qui avait 42 ans au moment du tournage) était la maîtresse du producteur Gaston Gallimard. Pourtant, l’usage des cadres à l’intérieur de l’espace filmé et de certaines techniques “impressionnistes” qui montrent l’influence de Pierre-Auguste Renoir, père du cinéaste, retiennent encore l’intérêt de la critique. Le film de Renoir se distingue également par la théâtralité de sa mise en scène (encore assez courante dans les années trente), et ce n’est pas par hasard que la plupart des acteurs ont été choisis dans le monde du spectacle.
Le choix de Valentine
Tessier, âgée pour le rôle, imposé par Gaston Gallimard, dont elle était la
maîtresse, et la nécessité d’opérer des coupes massives après un premier
montage ont donné naissance à une œuvre que le public boude. Cependant, la
créativité de Renoir dans le transfert de l’écrit à l’écran reste remarquable. La vision renoirienne d’Emma Bovary n’est déjà plus tout
à fait celle de Flaubert, ne serait-ce que parce qu’à l’écran, elle ne saurait
être la somme des images qu’elle suscite à travers le désir des autres.
Valentine Tessier incarne littéralement l’héroïne de Flaubert, à la fois Emma,
énamourée, et Bovary, d’un charme lourd auquel renvoient les bovins fréquemment
évoqués sans détours. Il n’est déjà plus besoin d’explications psychologiques
ou sociologiques. Le corps même de l’actrice est le théâtre de ses attirances
contradictoires, les illusions de l’esprit et la pesanteur de la matière.
Valentine Tessier est une des moins séduisantes Bovary de l’écran.
Différences générales par rapport au roman :
- La plupart des adaptations, supprimant le premier chapitre et
terminant sur la mort d’Emma, encadrent tout de même le drame central à
leur façon. Elles ont aussi en commun une tendance à se citer les unes les
autres. Mais la grande ironie des adaptations de Madame Bovary, c’est
qu’elles se caractérisent presque toutes par une subjectivité qui les
distingue absolument du texte fondateur, dont l’objectivité manifeste a
fait l’orgueil de son auteur. Quelle que soit leur époque ou leur
nationalité, les cinéastes qui adaptent le roman de Flaubert à l’écran y
trouvent un véhicule pour leur idéologie personnelle. Bien que le
film de Renoir soit long deux heures et demie dans sa version originale,
il a été raccourci d’une heure par les distributeurs pour des raisons
économiques : le résultat est un film décousu qui escamote les
raisons profondes de l’insatisfaction de l’héroïne. Ainsi mutilé, le film a déplu à Renoir lui-même.
Comices agricoles :
- Renoir a recours à un symbolisme animalier pour
exprimer ce qui est à son avis la source du malheur d’Emma : elle
prend Charles pour un chevalier. Tout au long du film, cette méprise est
soulignée : par exemple ce n’est qu’après l’opération du pied-bot qu’Emma
se détourne de Charles pour tomber dans les bras de Rodolphe. Fiasco qui
évoque moins l’incompétence médicale de l’officier de santé que son
ignorance en matière de chevaux (Hippolyte est associé au cheval par son
nom, son métier, et son pied équin), l’opération chirurgicale avait eu
comme but de regagner l’amour d’Emma. À cet égard, elle s’oppose
directement à un autre type d’opération soigneusement préparée, la
séduction d’Emma par Rodolphe. Cela devient important si on regarde à
la mise en scène de Renoir, qui est sans doute séparée de la linéarité de
l’histoire.
- Il a éliminé beaucoup de détails et de
précisions que celles décrites dans le roman. Pour ne pas franchir ces
détails Renoir a introduit des séquences courtes qui nous ramènent au
contexte du roman. Un exemple est l'introduction du cadrage sur
les vaches, ou de l'attribution du prix à la paysanne. La bande sonore
souligne, à travers le son des cloches, qu'il s'agit d'une journée
importante où toute la petite ville est invité participer. Renoir a
modifié cette scène avec le but de souligner la rencontre entre Emma et
Rodolphe. Tout cela pour mettre en évidence que, pour elle cette journée
était important seulement pour cette rencontre, qui a marqué le
commencement de leur romance.
- La plupart de la sequence sur les comices est bien differente du
roman. Ici sont représentées nombreuses scènes qui en fait se deroulent
plus tard ou plus tôt dans l'histoire.
Les dialogues :
- Les dialogues mêmes sont mélangés: lorsque Emma parle avec sa
domestique, elle repète des mots qui se retrouvent dans le roman pendant
qu'elle se confie avec Rodolphe aux comices.
- Au contraire, dans le film, le dialogue entre les deux (qui dans le
roman sont presque amants) est bien différent et présente une simple
coversation qui concerne événements futurs. En outre, il est déplacé
à la maison d'Emma, où Renoir les fait renconter pour la première fois.
Cette grande scène est importante aux yeux de
la protagoniste, elle ponctue sa vie parce que de cette manière elle peut
sortir de son quotidien et renforcer ses illusions romantiques ; ce sont
des bouleversements de sa vie sentimentale.
Rapport avec le texte de départ :
Ils arrivèrent, en effet, ces fameux Comices ! Dès le matin de la solennité, tous les habitants, sur leurs portes, s’entretenaient des préparatifs ; on avait enguirlandé de lierres le fronton de la mairie ; une tente dans un pré était dressée pour le festin, et, au milieu de la Place, devant l’église, une espèce de bombarde devait signaler l’arrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs lauréats. La garde nationale de Buchy (il n’y en avait point à Yonville) était venue s’adjoindre au corps des pompiers, dont Binet était le capitaine. Il portait ce jour-là un col encore plus haut que de coutume ; et, sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la partie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, d’un seul mouvement. Comme une rivalité subsistait entre le percepteur et le colonel, l’un et l’autre, pour montrer leurs talents, faisaient à part manœuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer et repasser les épaulettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait ! Jamais il n’y avait eu pareil déploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois, dès la veille, avaient lavé leurs maisons ; des drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres entr’ouvertes ; tous les cabarets étaient pleins ; et, par le beau temps qu’il faisait, les bonnets empesés, les croix d’or et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermières des environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse épingle qui leur serrait autour du corps leur robe retroussée de peur des taches ; et les maris, au contraire, afin de ménager leurs chapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre les dents.
La foule arrivait dans la grande rue par les
deux bouts du village. Il s’en dégorgeait des ruelles, des allées, des
maisons, et l’on entendait de temps à autre retomber le marteau des portes,
derrière les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la
fête. Ce que l’on admirait surtout, c’étaient deux longs ifs couverts de
lampions qui flanquaient une estrade où s’allaient tenir les autorités ; et il
y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de
gaules, portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi
d’inscriptions en lettres d’or. On lisait sur l’un : Au Commerce ; sur l’autre
: À l’Agriculture ; sur le troisième : À l’Industrie ; et sur le quatrième :
Aux Beaux-Arts.
Mais la jubilation qui épanouissait tous les
visages paraissait assombrir madame Lefrançois, l’aubergiste. Debout sur les
marches de sa cuisine, elle murmurait dans son menton :
– Quelle bêtise ! quelle bêtise avec leur
baraque de toile ! Croient-ils que le préfet sera bien aise de dîner là-bas,
sous une tente, comme un saltimbanque ? Ils appellent ces embarras-là, faire le
bien du pays ! Ce n’était pas la peine, alors, d’aller chercher un gargotier à
Neufchâtel ! Et pour qui ? pour des vachers ! des va-nupieds !...
L’apothicaire passa. Il portait un habit
noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor, et par extraordinaire un
chapeau, – un chapeau bas de forme.
– Serviteur ! dit-il ; excusez-moi, je suis
pressé.
Et comme la grosse veuve lui demanda où il
allait :
– Cela vous semble drôle, n’est-ce pas ? moi
qui reste toujours plus confiné dans mon laboratoire que le rat du bonhomme
dans son fromage.
– Quel fromage ? fit l’aubergiste.
– Non, rien ! ce n’est rien ! reprit Homais.
Je voulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois, que je demeure
d’habitude tout reclus chez moi. Aujourd’hui cependant, vu la circonstance, il
faut bien que...
– Ah ! vous allez là-bas ? dit-elle avec un
air de dédain.
– Oui, j’y vais, répliqua l’apothicaire
étonné ; ne fais-je point partie de la commission consultative ?
La mère Lefrançois le considéra quelques
minutes, et finit par répondre en souriant :
– C’est autre chose ! Mais qu’est-ce que la
culture vous regarde ? vous vous y entendez donc ?
– Certainement, je m’y entends, puisque je
suis pharmacien, c’est-à-dire chimiste ! et la chimie, madame Lefrançois, ayant
pour objet la connaissance de l’action réciproque et moléculaire de tous les
corps de la nature, il s’ensuit que l’agriculture se trouve comprise dans son
domaine ! Et, en effet, composition des engrais, fermentation des liquides,
analyse des gaz et influence des miasmes, qu’est-ce que tout cela, je vous le
demande, si ce n’est de la chimie pure et simple ?
L’aubergiste ne répondit rien. Homais
continua :
– Croyez-vous qu’il faille, pour être
agronome, avoir soi-même labouré la terre ou engraissé des volailles ? Mais il
faut connaître plutôt la constitution des substances dont il s’agit, les
gisements géologiques, les actions atmosphériques, la qualité des terrains, des
minéraux, des eaux, la densité des différents corps et leur capillarité ! que
sais-je ? Et il faut posséder à fond tous ses principes d’hygiène, pour
diriger, critiquer la construction des bâtiments, le régime des animaux,
l’alimentation des domestiques ! Il faut encore, madame Lefrançois, posséder la
botanique ; pouvoir discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les
salutaires d’avec les délétères, quelles les improductives et quelles les
nutritives, s’il est bon de les arracher par-ci et de les ressemer parlà, de
propager les unes, de détruire les autres ; bref, il faut se tenir au courant
de la science par les brochures et papiers publics, être toujours en haleine,
afin d’indiquer les améliorations...
L’aubergiste ne quittait point des yeux la
porte du Café Français, et le pharmacien poursuivit :
– Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent
des chimistes, ou que du moins ils écoutassent davantage les conseils de la
science ! Ainsi, moi, j’ai dernièrement écrit un fort opuscule, un mémoire de
plus de soixante et douze pages, intitulé : Du cidre, de sa fabrication et de
ses effets, suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet, que j’ai envoyé
à la Société agronomique de Rouen ; ce qui m’a même valu l’honneur d’être reçu
parmi ses membres, section d’agriculture, classe de pomologie ; eh bien ! si
mon ouvrage avait été livré à la publicité...
Mais l’apothicaire s’arrêta, tant madame
Lefrançois paraissait préoccupée.
– Voyez-les donc ! disait-elle, on n’y
comprend rien ! une gargote semblable !
Et, avec des haussements d’épaules qui
tiraient sur sa poitrine les mailles de son tricot, elle montrait des deux
mains le cabaret de son rival, d’où sortaient alors des chansons.
– Du reste, il n’en a pas pour longtemps,
ajouta-t-elle ; avant huit jours, tout est fini.
Homais se recula de stupéfaction. Elle
descendit ses trois marches, et, lui parlant à l’oreille :
– Comment ! vous ne savez pas cela ? On va le
saisir cette semaine. C’est Lheureux qui le fait vendre. Il l’a assassiné de
billets.
– Quelle épouvantable catastrophe ! s’écria
l’apothicaire, qui avait toujours des expressions congruantes à toutes les
circonstances imaginables. L’hôtesse donc se mit à lui raconter cette histoire,
qu’elle savait par Théodore, le domestique de M. Guillaumin, et, bien qu’elle
exécrât Tellier, elle blâmait Lheureux. C’était un enjôleur, un rampant.
– Ah ! tenez, dit-elle, le voilà sous les
halles ; il salue madame Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est même au bras
de M. Boulanger.
– Madame Bovary ! fit Homais. Je m’empresse
d’aller lui offrir mes hommages. Peut-être qu’elle sera bien aise d’avoir une
place dans l’enceinte, sous le péristyle. Et, sans écouter la mère Lefrançois,
qui le rappelait pour lui en conter plus long, le pharmacien s’éloigna d’un pas
rapide, sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche
quantité de salutations et emplissant beaucoup d’espace avec les grandes
basques de son habit noir, qui flottaient au vent derrière lui.
Rodolphe l’ayant aperçu de loin, avait pris un
train rapide ; mais madame Bovary s’essouffla ; il se ralentit donc et lui dit
en souriant, d’un ton brutal :
– C’est pour éviter ce gros homme : vous
savez, l’apothicaire.
Elle lui donna un coup de coude.
– Qu’est-ce que cela signifie ? se
demanda-til ; et il la considéra du coin de l’œil, tout en continuant à
marcher.
Son profil était si calme, que l’on n’y
devinait rien. Il se détachait en pleine lumière, dans l’ovale de sa capote qui
avait des rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs
cils courbes regardaient devant elle, et, quoique bien ouverts, ils semblaient
un peu bridés par les pommettes, à cause du sang, qui battait doucement sous sa
peau fine. Une couleur rose traversait la cloison de son nez. Elle inclinait la
tête sur l’épaule, et l’on voyait entre ses lèvres le bout nacré de ses dents
blanches.
– Se moque-t-elle de moi ? songeait Rodolphe.
Ce geste d’Emma pourtant n’avait été qu’un avertissement ; car M. Lheureux les
accompagnait, et il leur parlait de temps à autre, comme pour entrer en
conversation :
– Voici une journée superbe ! tout le monde
est dehors ! les vents sont à l’est.
Et madame Bovary, non plus que Rodolphe, ne
lui répondait guère, tandis qu’au moindre mouvement qu’ils faisaient, il se
rapprochait en disant : Plaît-il ? et portait la main à son chapeau.
Quand ils furent devant la maison du
maréchal, au lieu de suivre la route jusqu’à la barrière, Rodolphe,
brusquement, prit un sentier, et entraînant madame Bovary ; il cria :
– Bonsoir, Monsieur Lheureux ! au plaisir !
– Comme vous l’avez congédié ! dit-elle en
riant.
– Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par
les autres ? et, puisque, aujourd’hui, j’ai le bonheur d’être avec vous...
Emma rougit... Il n’acheva point sa phrase.
Alors il parla du beau temps et du plaisir de marcher sur l’herbe. Quelques
marguerites étaient repoussées :
– Voici de gentilles pâquerettes, dit-il, et
de quoi fournir bien des oracles à toutes les amoureuses du pays.
Il ajouta :
– Si j’en cueillais ? qu’en pensez-vous ?
– Est-ce que vous êtes amoureux ? fit-elle en
toussant un peu.
– Eh ! eh ! qui sait ? répondit Rodolphe.
Le pré commençait à se remplir, et les
ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs
bambins. Souvent il fallait se déranger devant une longue file de campagnardes,
servantes en bas bleus, à souliers plats, à bagues d’argent, et qui sentaient
le lait, quand on passait près d’elles. Elles marchaient en se tenant par la
main, et se répandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la
ligne des trembles jusqu’à la tente du banquet. Mais c’était le moment de
l’examen, et les cultivateurs, les uns après les autres, entraient dans une
manière d’hippodrome que formait une longue corde portée sur des bâtons.
Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la
ficelle, et alignant confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis
enfonçaient en terre leur groin ; des veaux beuglaient ; des brebis bêlaient ; les
vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon, et, ruminant
lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les moucherons qui
bourdonnaient autour d’elles. Des charretiers, les bras nus, retenaient
par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des
juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tête et la crinière pendante,
tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, où venaient les téter
quelquefois ; et, sur la longue ondulation de tous ces corps tassés, on voyait
se lever au vent, comme un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des
cornes aiguës, et des têtes d’hommes qui couraient. À l’écart, en dehors des
lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé, portant un
cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plus qu’une bête de bronze.
Un enfant en haillons le tenait par une corde.
Cependant, entre les deux rangées, des
messieurs s’avançaient d’un pas lourd, examinant chaque animal, puis se
consultaient à voix assez basse. L’un d’eux, qui semblait plus considérable,
prenait, tout en marchant, quelques notes sur un album. C’était le président du
jury : M. Derozerays de la Panville. Sitôt qu’il reconnut Rodolphe, il s’avança
vivement, et lui dit en souriant d’un air aimable :
– Comment, monsieur Boulanger, vous nous
abandonnez ?
Rodolphe protesta qu’il allait venir. Mais
quand le président eut disparu :
– Ma foi, non, reprit-il, je n’irai pas ;
votre compagnie vaut bien la sienne.
Et, tout en se moquant des Comices, Rodolphe,
pour circuler plus à l’aise, montrait au gendarme sa pancarte bleue, et même il
s’arrêtait parfois devant quelque beau sujet, que madame Bovary n’admirait
guère. Il s’en aperçut, et alors se mit à faire des plaisanteries sur les dames
d’Yonville, à propos de leur toilette ; puis il s’excusa lui-même du négligé de
la sienne. Elle avait cette incohérence de choses communes et recherchées, où
le vulgaire, d’habitude, croit entrevoir la révélation d’une existence
excentrique, les désordres du sentiment, les tyrannies de l’art, et toujours un
certain mépris des conventions sociales, ce qui le séduit ou l’exaspère. Ainsi,
sa chemise de batiste à manchettes plissées bouffait au hasard du vent, dans
l’ouverture de son gilet, qui était de coutil gris, et son pantalon à larges
raies découvrait aux chevilles ses bottines de nankin, claquées de cuir verni.
Elles étaient si vernies, que l’herbe s’y reflétait. Il foulait avec elles les
crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille
mis de côté.
– D’ailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la
campagne...
– Tout est peine perdue, dit Emma.
– C’est vrai ! répliqua Rodolphe. Songer que
pas un seul de ces braves gens n’est capable de comprendre même la tournure
d’un habit ! Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existences
qu’elle étouffait, des illusions qui s’y perdaient.
– Aussi, disait Rodolphe, je m’enfonce dans
une tristesse...
– Vous ! fait-elle avec étonnement. Mais je
vous croyais très gai ?
– Ah ! oui, d’apparence, parce qu’au milieu
du monde je sais mettre sur mon visage un masque railleur ; et cependant que de
fois, à la vue d’un cimetière, au clair de lune, je me suis demandé si je ne
ferais pas mieux d’aller rejoindre ceux qui sont à dormir...
– Oh ! Et vos amis ? dit-elle. Vous n’y pensez
pas.
– Mes amis ? lesquels donc ? en ai-je ? Qui
s’inquiète de moi ?
Et il accompagna ces derniers mots d’une
sorte de sifflement entre ses lèvres.
Mais ils furent obligés de s’écarter l’un de
l’autre, à cause d’un grand échafaudage de chaises qu’un homme portait derrière
eux. Il en était si surchargé, que l’on apercevait seulement la pointe de ses
sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit. C’était Lestiboudois, le
fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l’église. Plein d’imagination
pour tout ce qui concernait ses intérêts, il avait découvert ce moyen de tirer
parti des Comices ; et son idée lui réussissait, car il ne savait plus auquel
entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud, se disputaient ces
sièges dont la paille sentait l’encens, et s’appuyaient contre leurs gros
dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vénération.
Madame Bovary reprit le bras de Rodolphe ; il
continua comme se parlant à lui-même:
– Oui ! tant de choses m’ont manqué ! toujours
seul ! Ah ! si j’avais eu un but dans la vie, si j’eusse rencontré une
affection, si j’avais trouvé quelqu’un... Oh ! comme j’aurais dépensé toute
l’énergie dont je suis capable, j’aurais surmonté tout, brisé tout !
– Il me semble pourtant, dit Emma, que vous
n’êtes guère à plaindre.
– Ah ! vous trouvez ? fit Rodolphe.
– Car enfin..., reprit-elle, vous êtes libre.
Elle hésita :
– Riche.
– Ne vous moquez pas de moi, répondit-il.
Et elle jurait qu’elle ne se moquait pas,
quand un coup de canon retentit ; aussitôt, on se poussa, pêle-mêle, vers le
village.
C’était une fausse alerte. M. le préfet
n’arrivait pas ; et les membres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne
sachant s’il fallait commencer la séance ou bien attendre encore.
Enfin, au fond de la Place, parut un grand
landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras
un cocher en chapeau blanc. Binet n’eut que le temps de crier : Aux armes ! et
le colonel de l’imiter. On courut vers les faisceaux. On se précipita.
Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais l’équipage préfectoral sembla
deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur leur
chaînette, arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au
moment où la garde nationale et les pompiers s’y déployaient, tambour battant,
et marquant le pas.
– Balancez ! cria Binet.
– Halte ! cria le colonel. Par file à gauche
!
Et, après un port d’armes où le cliquetis des
capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole les
escaliers, tous les fusils retombèrent.
Alors on vit descendre du carrosse un
monsieur vêtu d’un habit court à broderie d’argent, chauve sur le front,
portant toupet à l’occiput, ayant le teint blafard et l’apparence des plus
bénignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se
fermaient à demi pour considérer la multitude, en même temps qu’il levait son
nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire à son
écharpe, et lui exposa que M. le préfet n’avait pu venir. Il était, lui, un
conseiller de préfecture ; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit
par des civilités, l’autre s’avoua confus ; et ils restaient ainsi, face à face,
et leurs fronts se touchant presque, avec les membres du jury tout alentour, le
conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule. M. le
conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses
salutations, tandis que Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait,
cherchait ses phrases, protestait de son dévouement à la monarchie, et de
l’honneur que l’on faisait à Yonville.
Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint
prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot,
il les conduisit sous le porche du Lion d’or où beaucoup de paysans
s’amassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, l’obusier tonna, et les
messieurs à la file montèrent s’asseoir sur l’estrade, dans les fauteuils en
Utrecht rouge qu’avait prêtés madame Tuvache.
Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs
molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du
cidre doux, et leurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides, que
maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets
étaient de velours, à châle ; toutes les montres portaient au bout d’un long
ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur
ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap
non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes.
Les dames de la société se tenaient derrière,
sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était
en face, debout, ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait
apporté là toutes celles qu’il avait déménagées de la prairie, et même il
courait à chaque minute en chercher d’autres dans l’église, et causait un tel
encombrement par son commerce, que l’on avait grand’peine à parvenir jusqu’au
petit escalier de l’estrade.
– Moi, je trouve, dit M. Lheureux
(s’adressant au pharmacien, qui passait pour gagner sa place), que l’on aurait
dû planter là deux mâts vénitiens : avec quelque chose d’un peu sévère et de
riche comme nouveautés, c’eût été d’un fort joli coup d’œil.
– Certes, répondit Homais. Mais, que
voulez-vous ? c’est le maire qui a tout pris sous son bonnet. Il n’a pas grand
goût, ce pauvre Tuvache, et il est même complètement dénué de ce qui s’appelle
le génie des arts.
Cependant Rodolphe, avec madame Bovary, était
monté au premier étage de la mairie, dans la salle des délibérations, et, comme
elle était vide, il avait déclaré que l’on y serait bien pour jouir du
spectacle plus à son aise. Il prit trois tabourets autour de la table ovale,
sous le buste du monarque, et, les ayant approchés de l’une des fenêtres, ils
s’assirent l’un près de l’autre.
Il y eut une agitation sur l’estrade, de
longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le conseiller se leva. On savait
maintenant qu’il s’appelait Lieuvain, et l’on se répétait son nom de l’un à
l’autre, dans la foule. Quand il eut donc collationné quelques feuilles et
appliqué dessus son œil pour y mieux voir, il commença :
« Messieurs,
« Qu’il me soit permis d’abord (avant de vous
entretenir de l’objet de cette réunion d’aujourd’hui, et ce sentiment, j’en
suis sûr, sera partagé par vous tous), qu’il me soit permis, dis-je, de rendre
justice à l’administration supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs,
à notre souverain, ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité
publique ou particulière n’est indifférente, et qui dirige à la fois d’une main
si ferme et si sage le char de l’État parmi les périls incessants d’une mer
orageuse, sachant d’ailleurs faire respecter la paix comme la guerre,
l’industrie, le commerce, l’agriculture et les beaux-arts. »
– Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un
peu.
– Pourquoi ? dit Emma.
Mais, à ce moment, la voix du conseiller
s’éleva d’un ton extraordinaire.
Il déclamait : « Le temps n’est plus,
messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos places publiques, où le
propriétaire, le négociant, l’ouvrier lui-même, en s’endormant le soir d’un
sommeil paisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit des
tocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaient
audacieusement les bases... »
– C’est qu’on pourrait, reprit Rodolphe,
m’apercevoir d’en bas ; puis j’en aurais pour quinze jours à donner des
excuses, et, avec ma mauvaise réputation...
– Oh ! vous vous calomniez, dit Emma.
– Non, non, elle est exécrable, je vous jure.
« Mais messieurs, poursuivit le conseiller,
que si, écartant de mon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur
la situation actuelle de notre belle patrie : qu’y vois-je ? Partout
fleurissent le commerce et les arts ; partout des voies nouvelles de
communication, comme autant d’artères nouvelles dans le corps de l’État, y
établissent des rapports nouveaux ; nos grands centres manufacturiers ont
repris leur activité ; la religion, plus affermie, sourit à tous les cœurs ;
nos ports sont pleins, la confiance renaît, et enfin la France respire !... »
– Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au
point de vue du monde, a-t-on raison ? –
Comment cela ? fit-elle.
– Eh quoi ! dit-il, ne savez-vous pas qu’il y
a des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et
l’action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et
l’on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies.
Alors elle le regarda comme on contemple un
voyageur qui a passé par des pays extraordinaires, et elle reprit :
– Nous n’avons pas même cette distraction,
nous autres pauvres femmes !
– Triste distraction, car on n’y trouve pas
le bonheur.
– Mais le trouve-t-on jamais ?
demanda-t-elle.
– Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.
« Et c’est là ce que vous avez compris,
disait le conseiller. Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes ; vous,
pionniers pacifiques d’une œuvre toute de civilisation ! vous, hommes de
progrès et de moralité ! vous avez compris, dis-je, que les orages politiques
sont encore plus redoutables vraiment que les désordres de l’atmosphère... »
– Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe,
un jour, tout à coup, et quand on en désespérait. Alors des horizons s’ouvrent,
c’est comme une voix qui crie : Le voilà ! Vous sentez le besoin de faire à
cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier
tout ! On ne s’explique pas, on se devine. On s’est entrevu dans ses rêves. –
Et il la regardait. – Enfin, il est là, ce trésor que l’on a tant cherché, là,
devant vous ; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n’ose y
croire ; on en reste ébloui, comme si l’on sortait des ténèbres à la lumière.
Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la
pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu’un homme pris
d’étourdissement ; puis, il la laissa retomber sur celle d’Emma. Elle retira la
sienne. Mais le conseiller lisait toujours :
« Et qui s’en étonnerait, messieurs ?
Celui-là seul qui serait assez aveugle, assez plongé (je ne crains pas de le
dire), assez plongé dans les préjugés d’un autre âge pour méconnaître encore
l’esprit des populations agricoles. Où trouver, en effet, plus de patriotisme
que dans les campagnes, plus de dévouement à la cause publique, plus
d’intelligence en un mot ? Et je n’entends pas, messieurs, cette intelligence
superficielle, vain ornement des esprits oisifs, mais cette intelligence
profonde et modérée, qui s’applique par-dessus toute chose à poursuivre ces
buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, à l’amélioration commune et
au soutien des États, fruit du respect des lois et de la pratique des
devoirs... »
– Ah ! encore, dit Rodolphe. Toujours les
devoirs, je suis assommé de ces mots-là. Ils sont un tas de vieilles ganaches
en gilet de flanelle, et de bigotes à chaufferette et à chapelet, qui
continuellement nous chantent aux oreilles : « Le devoir ! le devoir ! » Eh !
parbleu ! le devoir, c’est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est
beau, et non pas d’accepter toutes les conventions de la société, avec les
ignominies qu’elle nous impose.
– Cependant... cependant... objectait madame
Bovary.
– Eh non ! pourquoi déclamer contre les
passions ? Ne sont-elles pas la seule belle chose qu’il y ait sur la terre, la
source de l’héroïsme, de l’enthousiasme, de la poésie, de la musique, des arts,
de tout enfin ?
– Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu
l’opinion du monde et obéir à sa morale.
– Ah ! c’est qu’il y en a deux,
répliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans
cesse et qui braille si fort, s’agite en bas, terre à terre, comme ce
rassemblement d’imbéciles que vous voyez. Mais l’autre, l’éternelle, elle est
tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu
qui nous éclaire.
M. Lieuvain venait de s’essuyer la bouche
avec son mouchoir de poche. Il reprit :
« Et qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous
démontrer ici l’utilité de l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ?
qui donc fournit à notre subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ?
L’agriculteur, messieurs, qui, ensemençant d’une main laborieuse les sillons
féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen
d’ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté
dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un
aliment pour le pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur encore
qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les pâturages ?
Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans
l’agriculteur ? Et même, messieurs, est-il besoin d’aller si loin chercher des
exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à toute l’importance que l’on retire de ce
modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller
moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs ?
Mais je n’en finirais pas, s’il fallait énumérer les uns après les autres les
différents produits que la terre bien cultivée, telle qu’une mère généreuse,
prodigue à ses enfants. Ici, c’est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers à
cidre ; là, le colza ; plus loin, les fromages ; et le lin ; messieurs,
n’oublions pas le lin ! qui a pris dans ces dernières années un accroissement
considérable et sur lequel j’appellerai plus particulièrement votre attention.
»
Il n’avait pas besoin de l’appeler : car
toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses
paroles. Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux ; M.
Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières ; et, plus loin,
le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre
son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury
balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe d’approbation. Les
pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient sur leurs baïonnettes ; et Binet,
immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en l’air. Il
entendait peut-être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière
de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du
sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien ; car il en portait un énorme et
qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard
d’indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout enfantine, et sa
petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression de
jouissance, d’accablement et de sommeil.
La Place jusqu’aux maisons était comble de
monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, d’autres debout sur
toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait
tout fixé dans la contemplation de ce qu’il regardait. Malgré le silence, la
voix de M. Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vous arrivait par lambeaux de
phrases, qu’interrompait çà et là le bruit des chaises dans la foule ; puis on
entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de bœuf, ou
bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet,
les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et elles
beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe
de feuillage qui leur pendait sur le museau.
Rodolphe s’était rapproché d’Emma, et il
disait d’une voix basse, en parlant vite :
– Est-ce que cette conjuration du monde ne
vous révolte pas ? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne ? Les instincts
les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés, et,
s’il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour qu’elles ne
puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes,
elles s’appelleront. Oh ! n’importe, tôt ou tard, dans six mois, dix ans, elles
se réuniront, s’aimeront, parce que la fatalité l’exige et qu’elles sont nées
l’une pour l’autre.
Il se tenait les bras croisés sur ses genoux,
et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle
distinguait dans ses yeux des petits rayons d’or s’irradiant tout autour de ses
pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa
chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait
fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là,
cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entreferma les
paupières pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu’elle fit en se
cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l’horizon, la
vieille diligence l’Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en
traînant après soi un long panache de poussière. C’était dans cette voiture
jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle ; et par cette route là-bas
qu’il était parti pour toujours ! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre ;
puis tout se confondit, des nuages passèrent ; il lui sembla qu’elle tournait
encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon
n’était pas loin, qu’il allait venir... et cependant elle sentait toujours la
tête de Rodolphe à côté d’elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi
ses désirs d’autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils
tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son
âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la
fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle
s’essuya les mains ; puis, avec son mouchoir, elle s’éventait la figure, tandis
qu’à travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et
la voix du conseiller qui psalmodiait ses phrases.
Il disait :
« Continuez ! persévérez ! n’écoutez ni les
suggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs d’un empirisme téméraire
! Appliquez-vous surtout à l’amélioration du sol, aux bons engrais, au
développement des races chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces
Comices soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant,
tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succès
meilleur ! Et vous, vénérables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun
gouvernement jusqu’à ce jour n’avait pris en considération les pénibles
labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez
convaincus que l’État, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu’il vous
encourage, qu’il vous protège, qu’il fera droit à vos justes réclamations et
allégera, autant qu’il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices ! »
M. Lieuvain se rassit alors et M. Derozerays
se leva, commençant un autre discours. Le sien peut-être, ne fut point aussi
fleuri que celui du conseiller ; mais il se recommandait par un caractère de
style plus positif, c’est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des
considérations plus relevées. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de
place ; la religion et l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le
rapport de l’une et de l’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la
civilisation. Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments,
magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, l’orateur vous dépeignait ces
temps farouches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils
avaient quitté la dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons,
planté la vigne. Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte
plus d’inconvénients que d’avantages ? M. Derozerays se posait ce problème. Du
magnétisme, peu à peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M.
le président citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et
les empereurs de la Chine inaugurant l’année par des semailles, le jeune homme
expliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur
cause de quelque existence antérieure :
– Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous
sommes-nous connus ? Quel hasard l’a voulu ? C’est qu’à travers l’éloignement,
sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes
particulières nous avaient poussés l’un vers l’autre.
Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas.
« Ensemble de bonnes cultures », cria le
président.
– Tantôt, par exemple, quand je suis venu
chez vous...
« À M. Bizet, de Quincampoix. »
– Savais-je que je vous accompagnerais ?
« Soixante-dix francs ! »
– Cent fois même j’ai voulu partir, et je
vous ai suivie, je suis resté.
« Fumiers. »
– Comme je resterais ce soir, demain, les
autres jours, toute ma vie !
« À M. Caron, d’Argueil, une médaille d’or !
»
– Car jamais je n’ai trouvé dans la société
de personne un charme aussi complet.
« À M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! »
– Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir.
« Pour un bélier mérinos... »
– Mais vous m’oublierez, j’aurai passé comme
une ombre.
« À M. Belot, de Notre-Dame... »
– Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque
chose dans votre pensée, dans votre vie ?
« Race porcine, prix ex aequo : à MM.
Lehérissé et Cullembourg ; soixante francs ! »
Rodolphe lui serrait la main, et il la
sentait toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut
reprendre sa volée ; mais, soit qu’elle essayât de la dégager ou bien qu’elle
répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts ; il s’écria :
– Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas !
Vous êtes bonne ! vous comprenez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie,
que je vous contemple !
Un coup de vent qui arriva par les fenêtres
fronça le tapis de la table, et, sur la Place, en bas, tous les grands bonnets
des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui
s’agitent.
« Emploi de tourteaux de graines oléagineuses
», continua le président.
Il se hâtait :
« Engrais flamand, – culture du lin, –
drainage, – baux à longs termes, – services de domestiques. »
Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient.
Un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches ; et mollement, sans
effort, leurs doigts se confondirent.
« Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de
Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme,
une médaille d’argent – du prix de vingt-cinq francs ! »
« Où est-elle, Catherine Leroux ? » répéta le
conseiller.
Elle ne se présentait pas, et l’on entendait
des voix qui chuchotaient :
– Vas-y !
– Non.
– À gauche !
– N’aie pas peur !
– Ah ! qu’elle est bête !
– Enfin y est-elle ? s’écria Tuvache.
– Oui !... la voilà !
– Qu’elle approche donc !
Alors on vit s’avancer sur l’estrade une
petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans
ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois,
et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un
béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette
flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à
articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le
suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles
semblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire ; et, à force
d’avoir servi, elles restaient entr’ouvertes, comme pour présenter
d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose
d’une rigidité monacale relevait l’expression de sa figure. Rien de triste ou d’attendri
n’amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait
pris leur mutisme et leur placidité. C’était la première fois qu’elle se voyait
au milieu d’une compagnie si nombreuse ; et, intérieurement effarouchée
par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la
croix d’honneur du conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s’il
fallait s’avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les
examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce
demi-siècle de servitude.
– Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-
Élisabeth Leroux ! dit M. le conseiller, qui avait pris des mains du président
la liste des lauréats. Et tour à tour examinant la feuille de papier, puis la
vieille femme, il répétait d’un ton paternel : Approchez, approchez !
– Êtes-vous sourde ? dit Tuvache, en
bondissant sur son fauteuil ; et il se mit à lui crier dans l’oreille :
– Cinquante-quatre ans de service ! Une
médaille d’argent ! Vingt-cinq francs ! C’est pour vous.
Puis, quand elle eut sa médaille, elle
la considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa figure, et on
l’entendit qui marmottait en s’en allant :
– Je la donnerai au curé de chez nous, pour
qu’il me dise des messes.
– Quel fanatisme ! exclama le pharmacien, en
se penchant vers le notaire.
La séance était finie ; la foule se dispersa
; et, maintenant que les discours étaient lus, chacun reprenait son rang et
tout rentrait dans la coutume : les maîtres rudoyaient les domestiques, et
ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui s’en retournaient à
l’étable, une couronne verte entre les cornes.
Cependant les gardes nationaux étaient montés
au premier étage de la mairie, avec des brioches embrochées à leurs
baïonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles.
Madame Bovary prit le bras de Rodolphe ; il la reconduisit chez elle ; ils se
séparèrent devant sa porte ; puis il se promena seul dans la prairie, tout en
attendant l’heure du banquet.
Le festin fut long, bruyant, mal servi ; l’on
était si tassé, que l’on avait peine à remuer les coudes, et les planches
étroites qui servaient de bancs faillirent se rompre sous le poids des
convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun s’en donnait pour sa quote-part.
La sueur coulait sur tous les fronts ; et une vapeur blanchâtre, comme la buée
d’un fleuve par un matin d’automne, flottait au-dessus de la table, entre les
quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente,
pensait si fort à Emma, qu’il n’entendait rien. Derrière lui, sur le gazon, des
domestiques empilaient des assiettes sales ; ses voisins parlaient, il ne leur
répondait pas ; on lui emplissait son verre, et un silence s’établissait dans
sa pensée, malgré les accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu’elle avait
dit et à la forme de ses lèvres ; sa figure, comme en un miroir magique,
brillait sur la plaque des shakos ; les plis de sa robe descendaient le long
des murs, et des journées d’amour se déroulaient à l’infini dans les
perspectives de l’avenir.
Il la revit le soir, pendant le feu
d’artifice ; mais elle était avec son mari, madame Homais et le pharmacien,
lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues ; et, à chaque
moment, il quittait la compagnie pour aller faire à Binet des recommandations.
Cependant les pièces pyrotechniques envoyées
à l’adresse du sieur Tuvache avaient, par excès de précaution, été enfermées
dans sa cave ; aussi la poudre humide ne s’enflammait guère, et le morceau
principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complètement.
De temps à autre, il portait une pauvre
chandelle romaine ; alors la foule béante poussait une clameur où se mêlait le
cri des femmes à qui l’on chatouillait la taille pendant l’obscurité. Emma,
silencieuse, se blottissait doucement contre l’épaule de Charles ; puis, le
menton levé, elle suivait dans le ciel noir le jet lumineux des fusées.
Rodolphe la contemplait à la lueur des lampions qui brûlaient.
Ils s’éteignirent peu à peu. Les étoiles
s’allumèrent. Quelques gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu
sur sa tête nue.
À ce moment, le fiacre du conseiller sortit
de l’auberge. Son cocher, qui était ivre, s’assoupit tout à coup et l’on apercevait
de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse de son corps
qui se balançait de droite et de gauche, selon le tangage des soupentes.
–En vérité, dit l’apothicaire, on devrait
bien sévir contre l’ivresse ! Je voudrais que l’on inscrivît, hebdomadairement,
à la porte de la mairie, sur un tableau ad hoc les noms de tous ceux qui,
durant la semaine, se seraient intoxiqués avec des alcools. D’ailleurs, sous le
rapport de la statistique, on aurait là comme des annales patentes qu’on irait
au besoin... Mais excusez.
Et il courut encore vers le capitaine.
Celui-ci rentrait à sa maison. Il allait
revoir son tour.
– Peut-être ne feriez-vous pas mal, lui dit
Homais, d’envoyer un de vos hommes ou d’aller vous-même...
– Laissez-moi donc tranquille, répondit le
percepteur, puisqu’il n’y a rien !
– Rassurez-vous, dit l’apothicaire, quand il
fut revenu près de ses amis. M. Binet m’a certifié que les mesures étaient
prises. Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes sont pleines. Allons dormir.
– Ma foi ! j’en ai besoin, fit madame Homais,
qui bâillait considérablement ; mais, n’importe, nous avons eu pour notre fête
une bien belle journée.
Rodolphe répéta d’une voix basse et avec un
regard tendre :
– Oh ! oui, bien belle !
Et, s’étant salués, on se tourna le dos.
Deux jours après, dans le Fanal de Rouen, il
y avait un grand article sur les Comices. Homais l’avait composé, de verve, dès
le lendemain :
« Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces
guirlandes ? Où courait cette foule, comme les flots d’une mer en furie, sous
les torrents d’un soleil tropical qui répandait sa chaleur sur nos guérets ? »
Ensuite, il parlait de la condition des
paysans. Certes, le gouvernement faisait beaucoup, mais pas assez ! « Du
courage ! lui criait-il ; mille réformes sont indispensables, accomplissons
les. » Puis, abordant l’entrée du conseiller, il n’oubliait point « l’air
martial de notre milice », ni « nos plus sémillantes villageoises », ni « les
vieillards à tête chauve, sorte de patriarches qui étaient là, et dont
quelques-uns, débris de nos immortelles phalanges, sentaient encore battre
leurs cœurs au son mâle des tambours ». Il se citait des premiers parmi les
membres du jury, et même il rappelait, dans une note, que M. Homais,
pharmacien, avait envoyé un Mémoire sur le cidre à la Société d’agriculture.
Quand il arrivait à la distribution des récompenses, il dépeignait la joie des
lauréats en traits dithyrambiques. « Le père embrassait son fils, le frère le
frère, l’époux l’épouse. Plus d’un montrait avec orgueil son humble médaille,
et sans doute, revenu chez lui, près de sa bonne ménagère, il l’aura suspendue
en pleurant aux murs discrets de sa chaumine.
« Vers six heures, un banquet, dressé dans
l’herbage de M. Leigeard, a réuni les principaux assistants de la fête. La plus
grande cordialité n’a cessé d’y régner. Divers toasts ont été portés : M.
Lieuvain, au monarque ! M. Tuvache, au préfet ! M. Derozerays, à l’agriculture
! M. Homais, à l’industrie et aux beaux-arts, ces deux sœurs ! M. Leplichey,
aux améliorations ! Le soir, un brillant feu d’artifice a tout à coup illuminé
les airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor d’Opéra, et un
moment notre petite localité a pu se croire transportée au milieu d’un rêve des
Mille et une Nuits.
« Constatons qu’aucun événement fâcheux n’est
venu troubler cette réunion de famille. »
Et il ajoutait : « On y a seulement remarqué
l’absence du clergé. Sans doute les sacristies entendent le progrès d’une autre
manière. Libre à vous, messieurs de Loyola! ».
Allegra Mauro, Maddalena Cellerino et Serena Gaffo
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