Flaubert, Madame Bovary : Les Comices agricoles, II Partie, Chapitre VIII
Les Comices agricoles, dessin de Charles-Henri Pille, deuxième moitié du XIX siècle (musée du Louvre)
Extrait
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Résumé
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Scène
1
Ils arrivèrent, en
effet, ces fameux Comices ! Dès le matin de la solennité, tous les habitants,
sur leurs portes, s’entretenaient des préparatifs ; on avait enguirlandé de
lierres le fronton de la mairie ; une tente dans un pré était dressée pour le
festin, et, au milieu de la Place, devant l’église, une espèce de bombarde
devait signaler l’arrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs
lauréats. La garde nationale de Buchy (il n’y en avait point à Yonville)
était venue s’adjoindre au corps des pompiers, dont Binet était le capitaine.
Il portait ce jour-là un col encore plus haut que de coutume ; et, sanglé
dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la partie
vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes, qui se
levaient en cadence, à pas marqués, d’un seul mouvement. Comme une rivalité
subsistait entre le percepteur et le colonel, l’un et l’autre, pour montrer
leurs talents, faisaient à part manœuvrer leurs hommes. On voyait
alternativement passer et repasser les épaulettes rouges et les plastrons
noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait ! Jamais il n’y avait
eu pareil déploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois, dès la veille, avaient
lavé leurs maisons ; des drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres
entr’ouvertes ; tous les cabarets étaient pleins ; et, par le beau temps
qu’il faisait, les bonnets empesés, les croix d’or et les fichus de couleur
paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et
relevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre monotonie des redingotes et
des bourgerons bleus. Les fermières des environs retiraient, en descendant de
cheval, la grosse épingle qui leur serrait autour du corps leur robe
retroussée de peur des taches ; et les maris, au contraire, afin de ménager
leurs chapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils
tenaient un angle entre les dents.
La foule arrivait dans la grande rue par les
deux bouts du village. Il s’en dégorgeait des ruelles, des allées, des
maisons, et l’on entendait de temps à autre retomber le marteau des portes,
derrière les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la
fête. Ce que l’on admirait surtout, c’étaient deux longs ifs couverts de
lampions qui flanquaient une estrade où s’allaient tenir les autorités ; et
il y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières
de gaules, portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi
d’inscriptions en lettres d’or. On lisait sur l’un : Au Commerce ; sur
l’autre : À l’Agriculture ; sur le troisième : À l’Industrie ; et sur le
quatrième : Aux Beaux-Arts.
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Toute la
population de Yonville s’entretiennent des préparatifs des Comices agricoles.
Le pays est en effervescence : les habitants ont orné leur maisons et
les bourgeoises sont habillés de façon très élégante pour aller voir la fête.
Tout est prêt pour accueillir les autorités et pour la remise des prix aux
cultivateurs.
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Scène
2
Mais la jubilation qui
épanouissait tous les visages paraissait assombrir madame Lefrançois,
l’aubergiste. Debout sur les marches de sa cuisine, elle murmurait dans son menton
:
– Quelle bêtise ! quelle bêtise avec leur
baraque de toile ! Croient-ils que le préfet sera bien aise de dîner là-bas,
sous une tente, comme un saltimbanque ? Ils appellent ces embarras-là, faire
le bien du pays ! Ce n’était pas la peine, alors, d’aller chercher un
gargotier à Neufchâtel ! Et pour qui ? pour des vachers ! des va-nupieds !...
L’apothicaire passa. Il portait un habit
noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor, et par extraordinaire un
chapeau, – un chapeau bas de forme.
– Serviteur ! dit-il ; excusez-moi, je suis
pressé.
Et comme la grosse veuve lui demanda où il
allait :
– Cela vous semble drôle, n’est-ce pas ? moi
qui reste toujours plus confiné dans mon laboratoire que le rat du bonhomme
dans son fromage.
– Quel fromage ? fit l’aubergiste.
– Non, rien ! ce n’est rien ! reprit Homais.
Je voulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois, que je demeure
d’habitude tout reclus chez moi. Aujourd’hui cependant, vu la circonstance,
il faut bien que...
– Ah ! vous allez là-bas ? dit-elle avec un
air de dédain.
– Oui, j’y vais, répliqua l’apothicaire
étonné ; ne fais-je point partie de la commission consultative ?
La mère Lefrançois le considéra quelques
minutes, et finit par répondre en souriant :
– C’est autre chose ! Mais qu’est-ce que la
culture vous regarde ? vous vous y entendez donc ?
– Certainement, je m’y entends, puisque je
suis pharmacien, c’est-à-dire chimiste ! et la chimie, madame Lefrançois,
ayant pour objet la connaissance de l’action réciproque et moléculaire de
tous les corps de la nature, il s’ensuit que l’agriculture se trouve comprise
dans son domaine ! Et, en effet, composition des engrais, fermentation des
liquides, analyse des gaz et influence des miasmes, qu’est-ce que tout cela,
je vous le demande, si ce n’est de la chimie pure et simple ?
L’aubergiste ne répondit rien. Homais
continua :
– Croyez-vous qu’il faille, pour être
agronome, avoir soi-même labouré la terre ou engraissé des volailles ? Mais
il faut connaître plutôt la constitution des substances dont il s’agit, les
gisements géologiques, les actions atmosphériques, la qualité des terrains,
des minéraux, des eaux, la densité des différents corps et leur capillarité !
que sais-je ? Et il faut posséder à fond tous ses principes d’hygiène, pour
diriger, critiquer la construction des bâtiments, le régime des animaux,
l’alimentation des domestiques ! Il faut encore, madame Lefrançois, posséder
la botanique ; pouvoir discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les
salutaires d’avec les délétères, quelles les improductives et quelles les
nutritives, s’il est bon de les arracher par-ci et de les ressemer parlà, de
propager les unes, de détruire les autres ; bref, il faut se tenir au courant
de la science par les brochures et papiers publics, être toujours en haleine,
afin d’indiquer les améliorations...
L’aubergiste ne quittait point des yeux la
porte du Café Français, et le pharmacien poursuivit :
– Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent
des chimistes, ou que du moins ils écoutassent davantage les conseils de la
science ! Ainsi, moi, j’ai dernièrement écrit un fort opuscule, un mémoire de
plus de soixante et douze pages, intitulé : Du cidre, de sa fabrication et de
ses effets, suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet, que j’ai
envoyé à la Société agronomique de Rouen ; ce qui m’a même valu l’honneur
d’être reçu parmi ses membres, section d’agriculture, classe de pomologie ;
eh bien ! si mon ouvrage avait été livré à la publicité...
Mais l’apothicaire s’arrêta, tant madame
Lefrançois paraissait préoccupée.
– Voyez-les donc ! disait-elle, on n’y
comprend rien ! une gargote semblable !
Et, avec des haussements d’épaules qui
tiraient sur sa poitrine les mailles de son tricot, elle montrait des deux
mains le cabaret de son rival, d’où sortaient alors des chansons.
– Du reste, il n’en a pas pour longtemps,
ajouta-t-elle ; avant huit jours, tout est fini.
Homais se recula de stupéfaction. Elle
descendit ses trois marches, et, lui parlant à l’oreille :
– Comment ! vous ne savez pas cela ? On va
le saisir cette semaine. C’est Lheureux qui le fait vendre. Il l’a assassiné
de billets.
– Quelle épouvantable catastrophe ! s’écria
l’apothicaire, qui avait toujours des expressions congruantes à toutes les
circonstances imaginables. L’hôtesse donc se mit à lui raconter cette
histoire, qu’elle savait par Théodore, le domestique de M. Guillaumin, et,
bien qu’elle exécrât Tellier, elle blâmait Lheureux. C’était un enjôleur, un
rampant.
– Ah ! tenez, dit-elle, le voilà sous les
halles ; il salue madame Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est même au bras
de M. Boulanger.
– Madame Bovary ! fit Homais. Je m’empresse
d’aller lui offrir mes hommages. Peut-être qu’elle sera bien aise d’avoir une
place dans l’enceinte, sous le péristyle. Et, sans écouter la mère
Lefrançois, qui le rappelait pour lui en conter plus long, le pharmacien
s’éloigna d’un pas rapide, sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de
droite et de gauche quantité de salutations et emplissant beaucoup d’espace
avec les grandes basques de son habit noir, qui flottaient au vent derrière
lui.
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L’attention
se déplace sur M. Lefrançois, l'aubergiste. Elle est de mauvaise humour, car
elle n’aime pas ce type de manifestation.
Debout sur les marches de son cuisine, elle rencontre M. Homais, qui
se hâte pour aller à les Comices et on découvre qu’il fait partie de la
commission consultative. De là il engage un long monologue sur ses
connaissances de chimique, de géologique, de botanique. Cela laisse bien
perplexe M. Lefrançois qui ne comprend pas un seul mot de son discours
érudit. Cependant, d’autres choses inquiètent l'aubergiste : elle
révèle à Homais que le Café Français, son rival, sera fermé dans quelques
jours à cause des dettes accumulés avec M. Lhereux.
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Scène
3
Rodolphe l’ayant aperçu
de loin, avait pris un train rapide ; mais madame Bovary s’essouffla ; il se
ralentit donc et lui dit en souriant, d’un ton brutal :
– C’est pour éviter ce gros homme : vous
savez, l’apothicaire.
Elle lui donna un coup de coude.
– Qu’est-ce que cela signifie ? se
demanda-til ; et il la considéra du coin de l’œil, tout en continuant à
marcher.
Son profil était si calme, que l’on n’y
devinait rien. Il se détachait en pleine lumière, dans l’ovale de sa capote
qui avait des rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau. Ses yeux aux
longs cils courbes regardaient devant elle, et, quoique bien ouverts, ils
semblaient un peu bridés par les pommettes, à cause du sang, qui battait
doucement sous sa peau fine. Une couleur rose traversait la cloison de son
nez. Elle inclinait la tête sur l’épaule, et l’on voyait entre ses lèvres le
bout nacré de ses dents blanches.
– Se moque-t-elle de moi ? songeait
Rodolphe. Ce geste d’Emma pourtant n’avait été qu’un avertissement ; car M.
Lheureux les accompagnait, et il leur parlait de temps à autre, comme pour
entrer en conversation :
– Voici une journée superbe ! tout le monde
est dehors ! les vents sont à l’est.
Et madame Bovary, non plus que Rodolphe, ne
lui répondait guère, tandis qu’au moindre mouvement qu’ils faisaient, il se
rapprochait en disant : Plaît-il ? et portait la main à son chapeau.
Quand ils furent devant la maison du
maréchal, au lieu de suivre la route jusqu’à la barrière, Rodolphe,
brusquement, prit un sentier, et entraînant madame Bovary ; il cria :
– Bonsoir, Monsieur Lheureux ! au plaisir !
– Comme vous l’avez congédié ! dit-elle en
riant.
– Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir
par les autres ? et, puisque, aujourd’hui, j’ai le bonheur d’être avec
vous...
Emma rougit... Il n’acheva point sa phrase.
Alors il parla du beau temps et du plaisir de marcher sur l’herbe. Quelques
marguerites étaient repoussées :
– Voici de gentilles pâquerettes, dit-il, et
de quoi fournir bien des oracles à toutes les amoureuses du pays.
Il ajouta :
– Si j’en cueillais ? qu’en pensez-vous ?
– Est-ce que vous êtes amoureux ? fit-elle
en toussant un peu.
– Eh ! eh ! qui sait ? répondit Rodolphe.
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M. Bovary et Rodolphe cherchent à congédier au plus vite M. Homais et M. Lheureux, qui s’étaient
rapprochés d’eux pour offrir leur hommages. En effet, Rodolphe a bien
d’autres plans pour la journée et, prit un sentier, entraîne M. Bovary avec
lui. Ils restent donc seuls et Rodolphe commence à faire la cour à Emma.
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Scène
4
Le pré commençait à se
remplir, et les ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs
paniers et leurs bambins. Souvent il fallait se déranger devant une longue
file de campagnardes, servantes en bas bleus, à souliers plats, à bagues
d’argent, et qui sentaient le lait, quand on passait près d’elles. Elles
marchaient en se tenant par la main, et se répandaient ainsi sur toute la
longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusqu’à la tente du
banquet. Mais c’était le moment de l’examen, et les cultivateurs, les uns
après les autres, entraient dans une manière d’hippodrome que formait une
longue corde portée sur des bâtons.
Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la
ficelle, et alignant confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis
enfonçaient en terre leur groin ; des veaux beuglaient ; des brebis bêlaient
; les vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon, et,
ruminant lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les moucherons
qui bourdonnaient autour d’elles. Des charretiers, les bras nus, retenaient
par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté
des juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tête et la crinière
pendante, tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, ou venaient
les téter quelquefois ; et, sur la longue ondulation de tous ces corps
tassés, on voyait se lever au vent, comme un flot, quelque crinière blanche,
ou bien saillir des cornes aiguës, et des têtes d’hommes qui couraient. À
l’écart, en dehors des lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau
noir muselé, portant un cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas
plus qu’une bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde.
Cependant, entre les deux rangées, des messieurs
s’avançaient d’un pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient à
voix assez basse. L’un d’eux, qui semblait plus considérable, prenait, tout
en marchant, quelques notes sur un album. C’était le président du jury : M.
Derozerays de la Panville. Sitôt qu’il reconnut Rodolphe, il s’avança
vivement, et lui dit en souriant d’un air aimable :
– Comment, monsieur Boulanger, vous nous
abandonnez ?
Rodolphe protesta qu’il allait venir. Mais
quand le président eut disparu :
– Ma foi, non, reprit-il, je n’irai pas ;
votre compagnie vaut bien la sienne.
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Le pré commençait à se remplir et c'est le
moment de l'examen des bêtes. Le président du jury était M. Derozerays de la
Panville qui prenait quelques notes sur un album, ensemble à des autres membres
de la jury.
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Scène
5
Et, tout en se moquant
des Comices, Rodolphe, pour circuler plus à l’aise, montrait au gendarme sa
pancarte bleue, et même il s’arrêtait parfois devant quelque beau sujet, que
madame Bovary n’admirait guère. Il s’en aperçut, et alors se mit à faire des
plaisanteries sur les dames d’Yonville, à propos de leur toilette ; puis il
s’excusa lui-même du négligé de la sienne. Elle avait cette incohérence de
choses communes et recherchées, où le vulgaire, d’habitude, croit entrevoir
la révélation d’une existence excentrique, les désordres du sentiment, les
tyrannies de l’art, et toujours un certain mépris des conventions sociales,
ce qui le séduit ou l’exaspère. Ainsi, sa chemise de batiste à manchettes
plissées bouffait au hasard du vent, dans l’ouverture de son gilet, qui était
de coutil gris, et son pantalon à larges raies découvrait aux chevilles ses
bottines de nankin, claquées de cuir verni. Elles étaient si vernies, que
l’herbe s’y reflétait. Il foulait avec elles les crottins de cheval, une main
dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de côté.
– D’ailleurs, ajouta-t-il, quand on habite
la campagne...
– Tout est peine perdue, dit Emma.
– C’est vrai ! répliqua Rodolphe. Songer que
pas un seul de ces braves gens n’est capable de comprendre même la tournure
d’un habit ! Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existences
qu’elle étouffait, des illusions qui s’y perdaient.
– Aussi, disait Rodolphe, je m’enfonce dans
une tristesse...
– Vous ! fit-elle avec étonnement. Mais je
vous croyais très gai ?
– Ah ! oui, d’apparence, parce qu’au milieu
du monde je sais mettre sur mon visage un masque railleur ; et cependant que
de fois, à la vue d’un cimetière, au clair de lune, je me suis demandé si je
ne ferais pas mieux d’aller rejoindre ceux qui sont à dormir...
– Oh ! Et vos amis ? dit-elle. Vous n’y
pensez pas.
– Mes amis ? lesquels donc ? en ai-je ? Qui
s’inquiète de moi ?
Et il accompagna ces derniers mots d’une
sorte de sifflement entre ses lèvres.
Mais ils furent obligés de s’écarter l’un de
l’autre, à cause d’un grand échafaudage de chaises qu’un homme portait
derrière eux. Il en était si surchargé, que l’on apercevait seulement la
pointe de ses sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit. C’était
Lestiboudois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de
l’église. Plein d’imagination pour tout ce qui concernait ses intérêts, il
avait découvert ce moyen de tirer parti des Comices ; et son idée lui
réussissait, car il ne savait plus auquel entendre. En effet, les villageois,
qui avaient chaud, se disputaient ces sièges dont la paille sentait l’encens,
et s’appuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire des cierges,
avec une certaine vénération.
Madame Bovary reprit le bras de Rodolphe ;
il continua comme se parlant à lui-même :
– Oui ! tant de choses m’ont manqué !
toujours seul ! Ah ! si j’avais eu un but dans la vie, si j’eusse rencontré
une affection, si j’avais trouvé quelqu’un... Oh ! comme j’aurais dépensé
toute l’énergie dont je suis capable, j’aurais surmonté tout, brisé tout !
– Il me semble pourtant, dit Emma, que vous
n’êtes guère à plaindre.
– Ah ! vous trouvez ? fit Rodolphe.
– Car enfin..., reprit-elle, vous êtes
libre.
Elle hésita :
– Riche.
– Ne vous moquez pas de moi, répondit-il.
Et elle jurait qu’elle ne se moquait pas,
quand un coup de canon retentit ; aussitôt, on se poussa, pêle-mêle, vers le
village.
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Rodolphe en moquant les Comices, commence à
parler des dames de Yonville, à propos de leur toilette, mais après il
s'excuse. Rodolphe commence à courtiser Emma et il parle aussi de lui-même en
disant qu'il est triste et sans un but dans la vie. La conversation s’arrête
pour un coup de canon.
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Scène
6
C’était une fausse
alerte. M. le préfet n’arrivait pas ; et les membres du jury se trouvaient
fort embarrassés, ne sachant s’il fallait commencer la séance ou bien
attendre encore.
Enfin, au fond de la Place, parut un grand
landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de
bras un cocher en chapeau blanc. Binet n’eut que le temps de crier : Aux
armes ! et le colonel de l’imiter. On courut vers les faisceaux. On se
précipita. Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais l’équipage préfectoral
sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur
leur chaînette, arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie,
juste au moment où la garde nationale et les pompiers s’y déployaient,
tambour battant, et marquant le pas.
– Balancez ! cria Binet.
– Halte ! cria le colonel. Par file à gauche
!
Et, après un port d’armes où le cliquetis
des capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole
les escaliers, tous les fusils retombèrent.
Alors on vit descendre du carrosse un
monsieur vêtu d’un habit court à broderie d’argent, chauve sur le front,
portant toupet à l’occiput, ayant le teint blafard et l’apparence des plus
bénignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se
fermaient à demi pour considérer la multitude, en même temps qu’il levait son
nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire à son
écharpe, et lui exposa que M. le préfet n’avait pu venir. Il était, lui, un
conseiller de préfecture ; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y
répondit par des civilités, l’autre s’avoua confus ; et ils restaient ainsi,
face à face, et leurs fronts se touchant presque, avec les membres du jury
tout alentour, le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la
foule. M. le conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir,
réitérait ses salutations, tandis que Tuvache, courbé comme un arc, souriait
aussi, bégayait, cherchait ses phrases, protestait de son dévouement à la
monarchie, et de l’honneur que l’on faisait à Yonville.
Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint
prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied
bot, il les conduisit sous le porche du Lion d’or où beaucoup de paysans
s’amassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, l’obusier tonna, et
les messieurs à la file montèrent s’asseoir sur l’estrade, dans les fauteuils
en Utrecht rouge qu’avait prêtés madame Tuvache.
Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs
molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du
cidre doux, et leurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides,
que maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets
étaient de velours, à châle ; toutes les montres portaient au bout d’un long
ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur
ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap
non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes.
Les dames de la société se tenaient
derrière, sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la
foule était en face, debout, ou bien assis sur des chaises. En effet,
Lestiboudois avait apporté là toutes celles qu’il avait déménagées de la
prairie, et même il courait à chaque minute en chercher d’autres dans
l’église, et causait un tel encombrement par son commerce, que l’on avait
grand’peine à parvenir jusqu’au petit escalier de l’estrade.
– Moi, je trouve, dit M. Lheureux
(s’adressant au pharmacien, qui passait pour gagner sa place), que l’on aurait
dû planter là deux mâts vénitiens : avec quelque chose d’un peu sévère et de
riche comme nouveautés, c’eût été d’un fort joli coup d’œil.
– Certes, répondit Homais. Mais, que
voulezvous ? c’est le maire qui a tout pris sous son bonnet. Il n’a pas grand
goût, ce pauvre Tuvache, et il est même complètement dénué de ce qui
s’appelle le génie des arts.
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La séance ne peut pas commencer sans le Préfet,
après quelque minute arrive un conseiller de préfecture et dit qui M. le
Préfet n'avait pu venir. Donc la séance commence et les messieurs à la file
montèrent s’asseoir sur l'estrade.
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Scène 7
dedans (Emma et Rodolphe) dehors
Cependant Rodolphe, avec madame Bovary,
était monté au premier étage de la mairie, dans la salle des délibérations,
et, comme elle était vide, il avait déclaré que l’on y serait bien pour jouir
du spectacle plus à son aise. Il prit trois tabourets autour de la table
ovale, sous le buste du monarque, et, les ayant approchés de l’une des
fenêtres, ils s’assirent l’un près de l’autre.
Il y eut une agitation sur l’estrade, de
longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le conseiller se leva. On
savait maintenant qu’il s’appelait Lieuvain, et l’on se répétait son nom de
l’un à l’autre, dans la foule. Quand il eut donc collationné quelques
feuilles et appliqué dessus son œil pour y mieux voir, il commença :
«
Messieurs,
« Qu’il me
soit permis d’abord (avant de vous entretenir de l’objet de cette réunion
d’aujourd’hui, et ce sentiment, j’en suis sûr, sera partagé par vous tous),
qu’il me soit permis, dis-je, de rendre justice à l’administration
supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, ce
roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière
n’est indifférente, et qui dirige à la fois d’une main si ferme et si sage le
char de l’État parmi les périls incessants d’une mer orageuse, sachant
d’ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l’industrie, le commerce,
l’agriculture et les beaux-arts. »
– Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu.
– Pourquoi
? dit Emma.
Mais, à ce
moment, la voix du conseiller s’éleva d’un ton extraordinaire.
Il déclamait : « Le temps n’est plus,
messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos places publiques, où le
propriétaire, le négociant, l’ouvrier lui-même, en s’endormant le soir d’un
sommeil paisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit des
tocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaient
audacieusement les bases... »
– C’est
qu’on pourrait, reprit Rodolphe, m’apercevoir d’en bas ; puis j’en aurais
pour quinze jours à donner des excuses, et, avec ma mauvaise réputation...
– Oh ! vous vous calomniez, dit Emma.
– Non, non, elle est exécrable, je vous
jure.
« Mais
messieurs, poursuivit le conseiller, que si, écartant de mon souvenir ces
sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre
belle patrie : qu’y vois-je ? Partout fleurissent le commerce et les arts ;
partout des voies nouvelles de communication, comme autant d’artères nouvelles
dans le corps de l’État, y établissent des rapports nouveaux ; nos grands
centres manufacturiers ont repris leur activité ; la religion, plus affermie,
sourit à tous les cœurs ; nos ports sont pleins, la confiance renaît, et
enfin la France respire !... »
– Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au point de vue du monde, a-t-on raison ? –
Comment cela ? fit-elle.
– Eh quoi ! dit-il, ne savez-vous pas qu’il
y a des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et
l’action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et
l’on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies.
Alors elle le regarda comme on contemple un
voyageur qui a passé par des pays extraordinaires, et elle reprit :
– Nous n’avons pas même cette distraction,
nous autres pauvres femmes !
– Triste distraction, car on n’y trouve pas
le bonheur.
– Mais le trouve-t-on jamais ?
demanda-t-elle.
– Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.
« Et c’est
là ce que vous avez compris, disait le conseiller. Vous, agriculteurs et
ouvriers des campagnes ; vous, pionniers pacifiques d’une œuvre toute de
civilisation ! vous, hommes de progrès et de moralité ! vous avez compris,
dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les
désordres de l’atmosphère... »
– Il se
rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en
désespérait. Alors des horizons s’entr’ouvrent, c’est comme une voix qui crie
: Le voilà ! Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de
votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout ! On ne s’explique pas,
on se devine. On s’est entrevu dans ses rêves. – Et il la regardait. – Enfin,
il est là, ce trésor que l’on a tant cherché, là, devant vous ; il brille, il
étincelle. Cependant on en doute encore, on n’ose y croire ; on en reste
ébloui, comme si l’on sortait des ténèbres à la lumière.
Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la
pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu’un homme
pris d’étourdissement ; puis, il la laissa retomber sur celle d’Emma. Elle
retira la sienne. Mais le conseiller lisait
toujours :
« Et qui
s’en étonnerait, messieurs ? Celui-là seul qui serait assez aveugle, assez
plongé (je ne crains pas de le dire), assez plongé dans les préjugés d’un
autre âge pour méconnaître encore l’esprit des populations agricoles. Où
trouver, en effet, plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de
dévouement à la cause publique, plus d’intelligence en un mot ? Et je
n’entends pas, messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement des
esprits oisifs, mais cette intelligence profonde et modérée, qui s’applique
par-dessus toute chose à poursuivre ces buts utiles, contribuant ainsi au
bien de chacun, à l’amélioration commune et au soutien des États, fruit du
respect des lois et de la pratique des devoirs... »
– Ah !
encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommé de ces mots-là.
Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle, et de bigotes à
chaufferette et à chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles :
« Le devoir ! le devoir ! » Eh ! parbleu ! le devoir, c’est de sentir ce qui
est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d’accepter toutes les
conventions de la société, avec les ignominies qu’elle nous impose.
– Cependant... cependant... objectait madame
Bovary.
– Eh non ! pourquoi déclamer contre les
passions ? Ne sont-elles pas la seule belle chose qu’il y ait sur la terre,
la source de l’héroïsme, de l’enthousiasme, de la poésie, de la musique, des
arts, de tout enfin ?
– Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu
l’opinion du monde et obéir à sa morale.
– Ah ! c’est qu’il y en a deux,
répliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans
cesse et qui braille si fort, s’agite en bas, terre à terre, comme ce
rassemblement d’imbéciles que vous voyez. Mais l’autre, l’éternelle, elle est
tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu
qui nous éclaire.
M. Lieuvain venait de s’essuyer la bouche
avec son mouchoir de poche. Il reprit :
« Et
qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de
l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? qui donc fournit à notre
subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ? L’agriculteur, messieurs, qui,
ensemençant d’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait
naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux appareils,
en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités, est
bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le
pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur encore qui engraisse,
pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les pâturages ? Car comment
nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans l’agriculteur ?
Et même, messieurs, est-il besoin d’aller si loin chercher des exemples ? Qui
n’a souvent réfléchi à toute l’importance que l’on retire de ce modeste
animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller
moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs ?
Mais je n’en finirais pas, s’il fallait énumérer les uns après les autres les
différents produits que la terre bien cultivée, telle qu’une mère généreuse,
prodigue à ses enfants. Ici, c’est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers
à cidre ; là, le colza ; plus loin, les fromages ; et le lin ; messieurs,
n’oublions pas le lin ! qui a pris dans ces dernières années un accroissement
considérable et sur lequel j’appellerai plus particulièrement votre
attention. »
Il n’avait pas besoin de l’appeler : car
toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses
paroles. Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux ; M.
Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières ; et, plus
loin, le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main
contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres
du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe d’approbation.
Les pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient sur leurs baïonnettes ; et
Binet, immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en
l’air. Il entendait peut-être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de
la visière de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le
fils cadet du sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien ; car il en portait
un énorme et qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de
son foulard d’indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout
enfantine, et sa petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une
expression de jouissance, d’accablement et de sommeil.
La Place jusqu’aux maisons était comble de
monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, d’autres debout sur
toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait
tout fixé dans la contemplation de ce qu’il regardait. Malgré le silence, la
voix de M. Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vous arrivait par lambeaux de
phrases, qu’interrompait çà et là le bruit des chaises dans la foule ; puis
on entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de bœuf,
ou bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En
effet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et
elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque
bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau.
Rodolphe s’était
rapproché d’Emma, et il disait d’une voix basse, en parlant vite :
– Est-ce que cette conjuration du monde ne
vous révolte pas ? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne ? Les instincts
les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés,
et, s’il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour
qu’elles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront
des ailes, elles s’appelleront. Oh ! n’importe, tôt ou tard, dans six mois,
dix ans, elles se réuniront, s’aimeront, parce que la fatalité l’exige et
qu’elles sont nées l’une pour l’autre.
Il se tenait les bras croisés sur ses
genoux, et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de près,
fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d’or s’irradiant
tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la
pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se
rappela ce vicomte qui l’avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe
exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ; et,
machinalement, elle entreferma les paupières pour la mieux respirer. Mais,
dans ce geste qu’elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin,
tout au fond de l’horizon, la vieille diligence l’Hirondelle, qui descendait
lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de
poussière. C’était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était
revenu vers elle ; et par cette route là-bas qu’il était parti pour toujours
! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre ; puis tout se confondit, des
nuages passèrent ; il lui sembla qu’elle tournait encore dans la valse, sous
le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n’était pas loin, qu’il allait
venir... et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté
d’elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d’autrefois,
et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans
la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les
narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des
lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle s’essuya les mains
; puis, avec son mouchoir, elle s’éventait la figure, tandis qu’à travers le
battement de ses tempes elle entendait la rumeur de
la foule et la voix du conseiller qui psalmodiait ses phrases.
Il disait :
«
Continuez ! persévérez ! n’écoutez ni les suggestions de la routine, ni les
conseils trop hâtifs d’un empirisme téméraire ! Appliquezvous surtout à
l’amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races
chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces Comices soient pour vous
comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au
vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succès meilleur ! Et
vous, vénérables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun gouvernement
jusqu’à ce jour n’avait pris en considération les pénibles labeurs, venez
recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que
l’État, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu’il vous encourage, qu’il
vous protège, qu’il fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant
qu’il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices ! »
|
Le conseiller M. Lieuvain prononce
son discours, au nom du Préfet, devant la population de Yonville.
Emma Bovary et Rodolphe Boulanger se sont cachés dans la « salle des
délibérations », au premier étage de la Mairie.
Il y a deux scènes parallèles, traitées en alternance :
1. Le discours de M. Lieuvain
2. La conversation entre Emma et Rodolphe.
Ces deux discours s’opposent complètement.
1. Le
discours du conseiller Lieuvain, qui parle au public présent à la foire de
Yonville, est marqué par les exagérations, qui donnent une
impression de grotesque, de parodie d’un discours provincial plat et
conformiste.
Dans le discours du conseiller, on est dans le champ
lexical du bétail, et plus généralement du monde rural , il utilise un
vocabulaire tiré de la nature.
D’abord il rende justice au gouvernement,
au monarque, à l’administration.
Ensuit il fait un apologie des populations rurales,
du travail agraire, du patriotisme et du dévouement des populations
agricoles. Il remarque utilité de l’agriculture et il présente le peuple
paysan comme un garant de l’ordre et de la moralité, tout en faisant l’ éloge
du conformisme.
Le discours de M. Lieuvain est trop
érudit pour les humbles paysans, qui ne le comprennent pas.
2. Emma et Rodolphe n’écoutent pas du tout ce discours officiel et parlent d’autre chose, en secret. Ils engagent d’abord une conversation à propos du « bonheur ». Ensuite il fait éloge de la passion, de l’héroïsme, de l’enthousiasme qui s’opposent aux conventions de la société. Son discours est très expressif et très théâtral, il est animé par des exclamations, des interjections et accompagné par des gestes.
Rodolphe déclare son amour à M. Bovary, qui, en premier temps, cherche à
résister à son avances. Pourtant, elle
ne les repousse pas et le langage de son corps la trahit,
en faisant transpirer son élan envers lui.
|
Scène
8
M.
Lieuvain se rassit alors et M. Derozerays se leva, commençant un autre
discours. Le sien peut-être, ne fut point aussi fleuri que celui du
conseiller ; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif,
c’est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des considérations plus
relevées. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la
religion et l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de
l’une et de l’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la
civilisation.
Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves,
pressentiments, magnétisme. Remontant au
berceau des sociétés, l’orateur vous dépeignait ces temps farouches où les
hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient quitté la
dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne.
Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte plus
d’inconvénients que d’avantages ? M. Derozerays se posait ce problème. Du magnétisme, peu à peu, Rodolphe en était venu aux
affinités, et, tandis que M. le président citait Cincinnatus à sa charrue,
Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant
l’année par des semailles, le jeune homme expliquait à la jeune femme que ces
attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existence antérieure
:
– Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous
sommes-nous connus ? Quel hasard l’a voulu ? C’est qu’à travers
l’éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre,
nos pentes particulières nous avaient poussés l’un vers l’autre.
Et il saisit sa main ; elle ne la retira
pas.
« Ensemble de bonnes cultures », cria le
président.
– Tantôt, par exemple, quand je suis venu
chez vous...
« À M. Bizet, de Quincampoix. »
– Savais-je que je vous accompagnerais ?
« Soixante-dix francs ! »
– Cent fois même j’ai voulu partir, et je
vous ai suivie, je suis resté.
« Fumiers. »
– Comme je
resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie !
« À M. Caron, d’Argueil, une médaille d’or !
»
– Car jamais je n’ai trouvé dans la société
de personne un charme aussi complet.
« À M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! »
– Aussi, moi,
j’emporterai votre souvenir.
« Pour un bélier mérinos... »
– Mais vous
m’oublierez, j’aurai passé comme une ombre.
« À M. Belot, de Notre-Dame... »
– Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque
chose dans votre pensée, dans votre vie ?
« Race porcine, prix ex aequo : à MM.
Lehérissé et Cullembourg ; soixante francs ! »
Rodolphe lui serrait la main, et il la
sentait toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut
reprendre sa volée ; mais, soit qu’elle essayât de la dégager ou bien qu’elle
répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts ; il s’écria :
– Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas !
Vous êtes bonne ! vous comprenez que je suis à vous ! Laissez que je vous
voie, que je vous contemple !
Un coup de vent qui arriva par les fenêtres
fronça le tapis de la table, et, sur la Place, en bas, tous les grands
bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui
s’agitent.
« Emploi de tourteaux de graines
oléagineuses », continua le président.
Il se hâtait :
« Engrais flamand, – culture du lin, –
drainage, – baux à longs termes, – services de domestiques. »
Rodolphe ne
parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême faisait frissonner leurs
lèvres sèches ; et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent.
|
1. M. Lieuvain s’assied et M. Derozerays commerce un autre discours,
surtout sur la religion et l’agriculture. Ensuite il distribue les prix
agricoles.
2. Rodolphe continue son déclaration amoureux à Emma
Toute la structure du passage tend à entremêler de plus en plus le
discours agricole et le discours amoureux, de les faire s'interpénétrer.
Cela donne l’impression à
plusieurs reprises que les discours se répondent directement.
1.Derozerays
"remonte au berceau des sociétés" pour opérer un cheminement
chronologique de l'évolution de l'humanité. Il cite en exemple Cincinnatus,
Dioclétien, les Empereurs de la Chine. Le discours du président relève d’une
logique marchande et triviale car il distribue des prix et de l’argent, dans
le but de pousser les agriculteurs à pratiquer davantage l’agriculture.
2.Rodolphe ouvre son cœur à Emma et il parle
de "affinité", "attraction irrésistible",
"pressentiment", "magnétisme".
Emma durant tout la scène ne parle pas. Elle est
dans l’écoute. Pourtant, elle ne repousse pas les avances de Rodolphe.
Plus loin, elle répond à la pression qu’il exerce
sur sa main, ce que Rodolphe interprète immédiatement comme une réponse à ses
avances.
Enfin, il y un rapprochement physique réel entre les
deux et cela fait taire Rodolphe. Emma
se laisse séduire et tombe dans la piège de Rodolphe.
|
Scène
9
« Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de
Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même
ferme, une médaille d’argent – du prix de vingt-cinq francs ! »
« Où est-elle, Catherine Leroux ? » répéta
le conseiller.
Elle ne se présentait pas, et l’on entendait
des voix qui chuchotaient :
– Vas-y !
– Non.
– À gauche !
– N’aie pas peur !
– Ah ! qu’elle est bête !
– Enfin y est-elle ? s’écria Tuvache.
– Oui !... la voilà !
– Qu’elle approche donc !
Alors on vit s’avancer sur l’estrade une
petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner
dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois,
et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré
d’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette
flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains,
à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives
et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies,
qu’elles semblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire ; et, à
force d’avoir servi, elles restaient entr’ouvertes, comme pour présenter
d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque
chose d’une rigidité monacale relevait l’expression de sa figure. Rien de
triste ou d’attendri n’amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des
animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C’était la première
fois qu’elle se voyait au milieu d’une compagnie si nombreuse ; et,
intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les
messieurs en habit noir et par la croix d’honneur du conseiller, elle
demeurait tout immobile, ne sachant s’il fallait s’avancer ou s’enfuir, ni
pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient.
Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude.
– Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-
Élisabeth Leroux ! dit M. le conseiller, qui avait pris des mains du
président la liste des lauréats. Et tour à tour examinant la feuille de
papier, puis la vieille femme, il répétait d’un ton paternel : Approchez,
approchez !
– Êtes-vous sourde ? dit Tuvache, en
bondissant sur son fauteuil ; et il se mit à lui crier dans l’oreille :
– Cinquante-quatre ans de service ! Une
médaille d’argent ! Vingt-cinq francs ! C’est pour vous.
Puis, quand elle eut sa médaille, elle la
considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa figure, et on
l’entendit qui marmottait en s’en allant :
– Je la donnerai au curé de chez nous, pour
qu’il me dise des messes.
– Quel fanatisme ! exclama le pharmacien, en
se penchant vers le notaire.
|
Le conseiller annonce la remise de la médaille d’argent à
Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux, une ancienne et humble servante. D’abord,
elle ne se présente pas, puisque elle se trouve devant à une situation
qu’elle ne comprend pas.
Ensuite, elle avance de manière craintif sur l’estrade pour retirer son
prix, en provocant l’émotion de la foule et en contraste la détestation des
autorités.
Elle est décrite de façon extrêmement minutieuse. Flaubert fait un
portrait détaillé et réaliste de
Catherine Leroux pour montrer les
souffrances subies et, par conséquent, l’injustice de la société dans
laquelle il vit.
L’attention donc se focalise sur
le portrait physique de Catherine : les vêtements, la silhouette,
le maintien. L’attention se porte ensuite sur le visage et les mains, qui
portent les marques du temps.
On passe à son portrait psychologique : peur de la foule, pas
d’émotions apparentes, solitaire et silencieuse
En partant de ces éléments, Flaubert construit aussi un portrait
social : situation de pauvreté, basse condition sociale, description
réaliste de son travail incessant et fatigant, misère qui déshumanise
Catherine avec la comparaison animale.
|
Scène
10
La séance était finie ;
la foule se dispersa ; et, maintenant que les discours étaient lus, chacun
reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume : les maîtres rudoyaient
les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents
qui s’en retournaient à l’étable, une couronne verte entre les cornes.
Cependant les gardes nationaux étaient
montés au premier étage de la mairie, avec des brioches embrochées à leurs
baïonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles.
Madame Bovary prit le bras de Rodolphe ; il la reconduisit chez elle ; ils se
séparèrent devant sa porte ; puis il se promena seul dans la prairie, tout en
attendant l’heure du banquet.
|
Lorsque le
tumulte causé par la séance cesse, tout rentre dans la normalité. Chacun
reprend son activité en respectant son rôle. Rodolphe reconduit Madame Bovary
chez elle et puis s'en va par la prairie avant de se joindre au banquet.
|
Scène
11
Le festin fut long,
bruyant, mal servi ; l’on était si tassé, que l’on avait peine à remuer les
coudes, et les planches étroites qui servaient de bancs faillirent se rompre
sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun s’en donnait
pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts ; et une vapeur
blanchâtre, comme la buée d’un fleuve par un matin d’automne, flottait
au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyé
contre le calicot de la tente, pensait si fort à Emma, qu’il n’entendait
rien. Derrière lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes
sales ; ses voisins parlaient, il ne leur répondait pas ; on lui emplissait
son verre, et un silence s’établissait dans sa pensée, malgré les
accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu’elle avait dit et à la forme
de ses lèvres ; sa figure, comme en un miroir magique, brillait sur la plaque
des shakos ; les plis de sa robe descendaient le long des murs, et des
journées d’amour se déroulaient à l’infini dans les perspectives de l’avenir.
Il la revit le soir, pendant le feu
d’artifice ; mais elle était avec son mari, madame Homais et le pharmacien,
lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues ; et, à chaque
moment, il quittait la compagnie pour aller faire à Binet des
recommandations.
Cependant les pièces pyrotechniques envoyées
à l’adresse du sieur Tuvache avaient, par excès de précaution, été enfermées
dans sa cave ; aussi la poudre humide ne s’enflammait guère, et le morceau
principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata
complètement.
De temps à autre, il portait une pauvre
chandelle romaine ; alors la foule béante poussait une clameur où se mêlait
le cri des femmes à qui l’on chatouillait la taille pendant l’obscurité.
Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre l’épaule de Charles ;
puis, le menton levé, elle suivait dans le ciel noir le jet lumineux des
fusées. Rodolphe la contemplait à la lueur des lampions qui brûlaient.
Ils s’éteignirent peu à peu. Les étoiles
s’allumèrent. Quelques gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu
sur sa tête nue.
À ce moment, le fiacre du conseiller sortit
de l’auberge. Son cocher, qui était ivre, s’assoupit tout à coup et l’on
apercevait de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse
de son corps qui se balançait de droite et de gauche, selon le tangage des
soupentes.
–En vérité, dit l’apothicaire, on devrait
bien sévir contre l’ivresse ! Je voudrais que l’on inscrivît,
hebdomadairement, à la porte de la mairie, sur un tableau ad hoc les noms de
tous ceux qui, durant la semaine, se seraient intoxiqués avec des alcools.
D’ailleurs, sous le rapport de la statistique, on aurait là comme des annales
patentes qu’on irait au besoin... Mais excusez.
Et il courut encore vers le capitaine.
Celui-ci rentrait à sa maison. Il allait
revoir son tour.
– Peut-être ne feriez-vous pas mal, lui dit
Homais, d’envoyer un de vos hommes ou d’aller vous-même...
– Laissez-moi donc tranquille, répondit le
percepteur, puisqu’il n’y a rien !
– Rassurez-vous, dit l’apothicaire, quand il
fut revenu près de ses amis. M. Binet m’a certifié que les mesures étaient
prises. Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes sont pleines. Allons
dormir.
– Ma foi ! j’en ai besoin, fit madame
Homais, qui bâillait considérablement ; mais, n’importe, nous avons eu pour
notre fête une bien belle journée.
Rodolphe répéta d’une voix basse et avec un
regard tendre :
– Oh ! oui, bien belle !
Et, s’étant salués, on se tourna le dos.
|
Durant le
banquet rustique, mal soigné mais où tous mangent beaucoup, Rodolphe pense à
Emma, tant que il n'entend rien de ce que les autres invités lui disent; il
rêve d'elle et d'un prochain rendez-vous. Après le festin, pendant le feu
d'artifice, Rodolphe la revoit à côté son mari, quand elle est en train de
contempler les fusées. Il commence à pleuvoir, Homais atteint le percepteur
pour s'assurer de la sécurité de ses concitoyens dans le cas d'un possible
incendie. Madame Homais est fatiguée et dit qu'elle veut retourner chez elle.
Donc les Homais se séparent des Bovary et chacun se salue, Rodolphe soupire sur
la beauté d'Emma.
|
Scène
12
Deux jours après, dans
le Fanal de Rouen, il y avait un grand article sur les Comices. Homais
l’avait composé, de verve, dès le lendemain :
« Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces
guirlandes ? Où courait cette foule, comme les flots d’une mer en furie, sous
les torrents d’un soleil tropical qui répandait sa chaleur sur nos guérets ?
»
Ensuite, il parlait de la condition des
paysans. Certes, le gouvernement faisait beaucoup, mais pas assez ! « Du
courage ! lui criait-il ; mille réformes sont indispensables,
accomplissonsles. » Puis, abordant l’entrée du conseiller, il n’oubliait
point « l’air martial de notre milice », ni « nos plus sémillantes
villageoises », ni « les vieillards à tête chauve, sorte de patriarches qui
étaient là, et dont quelques-uns, débris de nos immortelles phalanges,
sentaient encore battre leurs cœurs au son mâle des tambours ». Il se citait
des premiers parmi les membres du jury, et même il rappelait, dans une note,
que M. Homais, pharmacien, avait envoyé un Mémoire sur le cidre à la Société
d’agriculture. Quand il arrivait à la distribution des récompenses, il
dépeignait la joie des lauréats en traits dithyrambiques. « Le père
embrassait son fils, le frère le frère, l’époux l’épouse. Plus d’un montrait
avec orgueil son humble médaille, et sans doute, revenu chez lui, près de sa
bonne ménagère, il l’aura suspendue en pleurant aux murs discrets de sa
chaumine.
« Vers six heures, un banquet, dressé dans
l’herbage de M. Leigeard, a réuni les principaux assistants de la fête. La
plus grande cordialité n’a cessé d’y régner. Divers toasts ont été portés :
M. Lieuvain, au monarque ! M. Tuvache, au préfet ! M. Derozerays, à l’agriculture
! M. Homais, à l’industrie et aux beaux-arts, ces deux sœurs ! M. Leplichey,
aux améliorations ! Le soir, un brillant feu d’artifice a tout à coup
illuminé les airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor
d’Opéra, et un moment notre petite localité a pu se croire transportée au
milieu d’un rêve des Mille et une Nuits.
« Constatons qu’aucun événement fâcheux
n’est venu troubler cette réunion de famille. »
Et il ajoutait :
« On y a seulement remarqué l’absence du
clergé. Sans doute les sacristies entendent le progrès d’une autre manière.
Libre à vous, messieurs de Loyola ! »
|
Dans les
jours suivantes, Homais fait publier un article sur Le fanal de Rouen où il
raconte, d'une façon enthousiaste, les récompenses données aux paysans qui se
trouvaient aux comices agricoles et même la manière où la journée s'était
déroulée en exagérant le climat d'harmonie générale et en définissant le
banquet une “réunion de famille”. Il met aussi l'accent sur l'absence du
clergé, vu que Homais est un progressiste, lié au monde politique plutôt que
à la réalité religieuse.
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