Fiche technique
France- 1991- 2h20
Musique: Mathieu Chabrol
Interprètes de la scène
France- 1991- 2h20
Musique: Mathieu Chabrol
Interprètes de la scène
Isabelle Huppert
|
Emma Bovary
|
Jean-François Balmer
|
Charles Bovary
|
Christophe Malavoy
|
Rodolphe Boulanger
|
Jean Yanne
|
M. Homais, pharmacien
|
Christiane Minazzoli
|
la veuve Le François
|
Jean-Louis Maury
|
Lheureux
|
Les propos du réalisateur
« J’ai voulu être le plus fidèle possible au texte
de l’auteur. J’essaie de faire le film qu’il aurait fait s’il avait eu une caméra
au lieu d’une plume. » Claude Chabrol
L'adaptation est fidèle, scrupuleuse, honnête.
Chabrol s’est soumis entièrement au texte et il a même préservé
les rythmes de la narration.
Le lieu du tournage
La scène des comices agricoles a été tournée sous les
Halles, au centre de Lyons-la-Forêt, en Normandie.
Chabrol a engagé environ 300 figurants de la région, qui étaient
habillés selon les usages de l’époque.
Le cadre, le décor
On remarque, dans les décors, une grande exactitude dans
la reconstitution.
La scène de séduction est placée à l’intérieur de la mairie,
ce qui est conforme au roman de Flaubert.
La mairie, vide (les officiels se trouvent sur l'estrade,
à l'extérieur, pour remettre les prix aux paysans primés), est un lieu de
pouvoir : un papier peint à fleurs de lys et un buste de marbre, sur une
colonne, le rappellent.
Les personnages
Emma Bovary, Rodolphe Boulanger, Mme Lefrançois, M. Homais,
M. Lheureux, le conseiller Lieuvain, le président Derozerays.
Par rapport au roman, il manque des personnages
secondaires : M. Binet, le marie Tuvache, M.me Homais, Catherine-Nicaise-Élisabeth
Leroux.
A.
Les costumes
Les costumes "classent" les personnages dans la
bonne société. Rodolphe est noble et habillé de façon très élégante, Emma
Bovary n'est qu'une petite bourgeoise, mais elle se veut raffinée et a une
allure racée.
Elle porte un chapeau avec des rubans verts et une robe
simple de couleur pastel.
Chabrol a donné une allure romantique au costume de son héroïne,
grâce aux fleurs qui sont le symbole de son attitude romantique et rêveuse.
Rodolphe, dans le film de Chabrol, porte un gilet gris, des
gants, un chapeau haut-de-forme et une canne ; son élégance respecte les usages
de l'époque.
B.
Les attitudes
L’attitude de Rodolphe est très théâtrale et son discours
est très expressif (beaucoup d’exclamations).
Emma, en revanche, ne parle presque pas durant tout
l’extrait. Elle est à l’écoute. Pourtant, elle ne repousse pas les avances de
Rodolphe. Par contre, ce sont le langage du corps et l’expression émue de son
visage qui la trahissent d’abord.
La supériorité de Rodolphe pendant la scène de séduction
est évidente : Chabrol a demandé à l'acteur Christophe Malavoy de se
pencher vers Emma de façon qu’elle semble ainsi dominée, presque enfermée.
C.
Les regards
Le regard de Rodolphe manifeste un intérêt évident envers
Emma. Emma ne rend pas ce regard à Rodolphe : son regard est absent car elle
est perdue dans ses rêves, peuplés par des scènes qu'elle a lues dans des romans
à l'eau de rose.
Le metteur en scène veut montrer que ces personnages, en réalité,
ne communiquent pas, mais poursuivent, chacun, leurs pensées et leur idéal.
La bande sonore
Pour la bande sonore, Chabrol a pris soin de restituer
les bruits relevés dans le livre, qui font partie intégrante de la narration et
du réalisme de Flaubert.
La bande sonore est composée par des sons diégétiques :
les bruits campagnards, le tambour, les trompettes, les cris de la foule et des
bêtes, qui constituent la musique de fond pour le discours patriotique du Conseiller
Lieuvain et pour le discours romantique de Rodolphe.
On remarque aussi la présence de la voix off, utilisée deux
fois, la première pour marquer une ellipse temporelle, la deuxième pour résumer
l’action et introduire un dialogue.
Les dialogues
La fidélité de Chabrol au texte flaubertien est
littérale. Les dialogues du film sont constitués exclusivement de phrases
empruntées au roman : les modifications sont infimes, il n'y a pas de
réécriture, il opte plutôt pour la réduction, sélection, condensation et
quelques transferts.
Rapport avec le texte de départ
Claude Chabrol reste très fidèle au roman de Flaubert.
Le chapitre du roman est relativement équilibré, divisé en
trois éléments, dont le segment central est le plus important :
- une première
partie qui pose le cadre, décrit la foule, les réactions, montre Emma et
Rodolphe ensemble, au début de leur conversation.
- le segment central : Emma et Rodolphe sont seuls dans
la mairie. C'est essentiellement Rodolphe qui parle. Dehors, en contrepoint, le
discours du Conseiller, puis le palmarès proclamé par le président du jury. La
tension est ascendante, les propos de Rodolphe sont de plus en plus pressants,
Emma s'abandonne à lui.
- enfin, une troisième partie : le retour sur la place, la
fin de la remise de prix, le banquet, le feu d'artifice, les banalités de
Homais. Puis, deux jours après, l’évocation de l'article d'Homais dans le Fanal
de Rouen.
Dans le passage central, Flaubert a organisé les discours
dans un schéma de superposition (le discours officiel est opposé aux propos de
Rodolphe et d'Emma). Dans le roman on différencie difficilement les deux discours
: il y a donc une volonté chez Flaubert non seulement de les superposer, mais aussi
de les mêler.
L'alternance est donc au cœur du projet de Flaubert. Dans
ce sommet de la bêtise bourgeoise (les discours, les bavardages de Homais, le
palmarès...), les propos de Rodolphe dans la mairie sont le contrepoint des
discours officiels ; les lieux communs de la séduction équivalent aux banalités
officielles.
Les phrases creuses et ridicules sur l'agriculture, le
travail ou le devoir, prononcées par les officiels, correspondent aux phrases
creuses et ridicules sur la passion et la solitude, prononcées par Rodolphe. Ce
croisement crée un évident effet incongru et comique. Dans ce passage on peut
saisir l’ironie virulente de Flaubert vers la banalité et la médiocrité du
milieu bourgeois.
Chabrol privilégie l'élément central, celui qui, dans le texte
romanesque, était le plus aisément transposable par un procédé spécifiquement
cinématographique.
Dans le film, l’essentiel du dialogue appartient à ce
segment central, alors que la répartition chez Flaubert est plus équilibrée.
Le segment central a une durée globale de 5.17 minutes
(21 scènes), dont 3.06 minutes sont consacrés au discours de Rodolphe et Emma.
Les 14 pages du début du chapitre sont traitées en 7 scènes
(2.10 minutes).
Les 7 dernières pages sont traitées en 3 scènes (1.02
minutes).
On peut signaler qu’il manque totalement la figure de Catherine-Nicaise-Élisabeth
Leroux. Chabrol, pour d’évidents raisons de temps, a choisi de ne pas transposer à
l’écran la scène de la remise de la médaille d’argent à Catherine-Leroux ;
il a plutôt focalisé l’attention sur le croisement des dialogues.
Le montage et les cadrages
Dans le roman, tout est ironie : la narration, le
traitement des personnages, le discours.
La scène des Comices est très fidèle au roman : Chabrol
transpose le texte au millimètre près en respectant le montage flaubertien des
voix alternées, il opère les mêmes coupes que dans le roman, respecte le rythme
de la scène et l’alternance entre les plans. Chabrol essaye même de reproduire l’ironie
du texte.
Voici les caractéristiques de chacune des trois parties
identifiées précédemment :
-La première partie est consacrée à la mise en
place du cadre avec mouvements de caméra, travellings et surtout panoramiques. Les personnages sont présentés en plan
d’ensemble ou plan demi-ensemble, ce qui permet de suivre leurs actions.
-Le segment central présente en superposition
sonore un fond, constitué des discours indistincts et des bruits (tambour,
trompettes, cris de la foule et des bêtes), et le dialogue.
L’alternance entre la foule en bas et le couple en haut
est rendue par un montage parallèle.
Rodolphe et Emma sont présentés en gros plan, ce qui permet
de deviner la pensée des personnages, de façon que le spectateur ait l’impression
de partager les émotions d’Emma.
Lorsque Rodolphe se fait de plus en plus pressant vis-à-vis
d’Emma, les plans se resserrent sur eux et la durée des deux dialogues se
réduit de plus en plus.
L'adéquation des deux espaces et des deux discours est
mise en évidence grâce au montage qui alterne, dans la mairie, Emma et Rodolphe
en gros plan avec la caméra fixe, et la tribune officielle en profondeur de
champ. Grâce à la profondeur de champ,
les deux espaces, les deux discours sont ainsi assimilés, identifiés.
-La troisième partie présente essentiellement des
plans d’ensemble, car elle a la fonction de détendre la tension de la partie
précédente. Cette partie se déroule le soir.
Dans cette séquence le personnage de Homais s’impose, non
seulement par la mise en scène, car il tient souvent le milieu du plan, mais aussi
par la piste sonore, puisque le son de sa voix déborde les coupes visuelles.
Les stratégies employées
La description et le récit sont transposés par l'image et/ou le dialogue :- le début (cadre de la scène) pris en charge par des images
- transformation du récit en dialogue, exemple "c'était un enjôleur, un rampant" (dialogue entre Mme Lefrançois et M. Homais)
- les descriptions sont souvent omises (le visage d'Emma)
- Les interventions ironiques directes du narrateur n'ont pas d'équivalent cinématographique, mais les dialogues et les images cherchent à transmettre toute l’ironie du récit.
- Ce qui relève du discours indirect ou de la focalisation interne est soit mis en image, soit dialogué, soit, parfois, supprimé car la caméra ne peut figurer les personnages dans toute leur complexité psychologique.
- Le récit filmique est linéaire (suppression des réflexions, analepses, souvenirs).
- Le passage entre différents points de vue est rendu grâce à l'utilisation du champ contrechamp (Mme Lefrançois et M. Homais discutent en regardant la foule sous les halles) et grâce au choix de l’angle de la prise de vue.
-On remarque aussi la présence de la voix-off, utilisée deux fois:
« Ils arrivèrent, en effet, ces fameux Comices ! » à citation directe du roman, qui marque une ellipse temporelle (le saut entre la rencontre d’Emma avec Rodolphe au cabinet de Charles et les Comices)
« L’atmosphère était joyeuse mais la veuve Lefrançois, qui discutait avec M. Homais, faisait une mine plutôt grise. » à la voix off résume l’action et introduit le dialogue entre M. Homais et la veuve.
Le rapport avec le texte du roman
Ils arrivèrent, en effet, ces fameux
Comices ! Dès le
matin de la solennité, tous les habitants, sur leurs portes, s’entretenaient
des préparatifs ; on avait enguirlandé de lierres le fronton de la mairie ; une
tente dans un pré était dressée pour le festin, et, au milieu de la Place,
devant l’église, une espèce de bombarde devait signaler l’arrivée de M. le
préfet et le nom des cultivateurs lauréats. La garde nationale de Buchy (il n’y
en avait point à Yonville) était venue s’adjoindre au corps des pompiers, dont
Binet était le capitaine. Il portait ce jour-là un col encore plus haut que de
coutume ; et, sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile,
que toute la partie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux
jambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, d’un seul mouvement. Comme
une rivalité subsistait entre le percepteur et le colonel, l’un et l’autre,
pour montrer leurs talents, faisaient à part manœuvrer leurs hommes. On voyait
alternativement passer et repasser les épaulettes rouges et les plastrons noirs.
Cela ne finissait pas et toujours recommençait ! Jamais il n’y avait eu pareil
déploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois, dès la veille, avaient lavé leurs
maisons ; des drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres entr’ouvertes ; tous
les cabarets étaient pleins ; et, par le beau temps qu’il faisait, les bonnets
empesés, les croix d’or et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que
neige, miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée
la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermières des
environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse épingle qui leur
serrait autour du corps leur robe retroussée de peur des taches ; et les maris,
au contraire, afin de ménager leurs chapeaux, gardaient par-dessus des
mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre les dents.
La foule arrivait dans la grande rue
par les deux bouts du village. Il s’en dégorgeait des ruelles, des allées, des
maisons, et l’on entendait de temps à autre retomber le marteau des portes,
derrière les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la
fête. Ce que l’on admirait surtout, c’étaient deux longs ifs couverts de
lampions qui flanquaient une estrade où s’allaient tenir les autorités ; et il
y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de
gaules, portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi
d’inscriptions en lettres d’or. On lisait sur l’un : Au Commerce ; sur l’autre : À
l’Agriculture ; sur le troisième : À l’Industrie ; et sur le quatrième : Aux
Beaux-Arts.
Mais la jubilation qui épanouissait
tous les visages paraissait assombrir madame Lefrançois, l’aubergiste. Debout sur les marches de sa
cuisine, elle murmurait dans son menton :
– Quelle bêtise ! quelle bêtise avec leur
baraque de toile ! Croient-ils que le préfet sera bien aise de dîner là-bas,
sous une tente, comme un saltimbanque ? Ils appellent ces embarras-là, faire le
bien du pays ! Ce n’était pas la peine, alors, d’aller chercher un gargotier à
Neufchâtel ! Et pour qui ? pour des vachers ! des va-nupieds !...
L’apothicaire
passa. Il portait un habit noir, un pantalon de nankin, des souliers de castor,
et par extraordinaire un chapeau, – un chapeau bas de forme.
– Serviteur ! dit-il ; excusez-moi, je suis pressé.
Et comme la grosse veuve lui demanda où il
allait :
– Cela vous semble drôle, n’est-ce pas ? moi
qui reste toujours plus confiné dans mon laboratoire que le rat du bonhomme
dans son fromage.
– Quel fromage ? fit l’aubergiste.
– Non, rien ! ce n’est rien ! reprit Homais.
Je voulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois, que je demeure
d’habitude tout reclus chez moi. Aujourd’hui cependant, vu la circonstance, il
faut bien que...
– Ah ! vous allez là-bas ? dit-elle avec un
air de dédain.
– Oui, j’y vais, répliqua l’apothicaire étonné
; ne fais-je point partie de la commission consultative ?
La mère Lefrançois le considéra quelques
minutes, et finit par répondre en souriant :
– C’est autre chose ! Mais qu’est-ce que la
culture vous regarde ? vous vous y entendez donc ?
– Certainement, je m’y entends, puisque je
suis pharmacien, c’est-à-dire chimiste ! et la chimie, madame Lefrançois, ayant
pour objet la connaissance de l’action réciproque et moléculaire de tous les
corps de la nature, il s’ensuit que l’agriculture se trouve comprise dans son
domaine ! Et, en effet, composition des engrais, fermentation des liquides,
analyse des gaz et influence des miasmes, qu’est-ce que tout cela, je vous le
demande, si ce n’est de la chimie pure et simple ?
L’aubergiste ne répondit rien. Homais continua
:
– Croyez-vous qu’il faille, pour être
agronome, avoir soi-même labouré la terre ou engraissé des volailles ? Mais il
faut connaître plutôt la constitution des substances dont il s’agit, les
gisements géologiques, les actions atmosphériques, la qualité des terrains, des
minéraux, des eaux, la densité des différents corps et leur capillarité ! que
sais-je ? Et il faut posséder à fond tous ses principes d’hygiène, pour
diriger, critiquer la construction des bâtiments, le régime des animaux,
l’alimentation des domestiques ! Il faut encore, madame Lefrançois, posséder la
botanique ; pouvoir discerner les plantes, entendez-vous, quelles sont les
salutaires d’avec les délétères, quelles les improductives et quelles les
nutritives, s’il est bon de les arracher par-ci et de les ressemer parlà, de
propager les unes, de détruire les autres ; bref, il faut se tenir au courant
de la science par les brochures et papiers publics, être toujours en haleine,
afin d’indiquer les améliorations...
L’aubergiste ne quittait point des yeux la
porte du Café Français, et le pharmacien poursuivit :
– Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent des
chimistes, ou que du moins ils écoutassent davantage les conseils de la science
! Ainsi, moi, j’ai dernièrement écrit un fort opuscule, un mémoire de plus de
soixante et douze pages, intitulé : Du cidre, de sa fabrication et de ses
effets, suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet, que j’ai envoyé à la
Société agronomique de Rouen ; ce qui m’a même valu l’honneur d’être reçu parmi
ses membres, section d’agriculture, classe de pomologie ; eh bien ! si mon
ouvrage avait été livré à la publicité...
Mais l’apothicaire s’arrêta, tant madame
Lefrançois paraissait préoccupée.
– Voyez-les donc ! disait-elle, on n’y
comprend rien ! une gargote semblable !
Et, avec des haussements d’épaules qui
tiraient sur sa poitrine les mailles de son tricot, elle montrait des deux
mains le cabaret de son rival, d’où sortaient alors des chansons.
– Du reste, il n’en a pas pour longtemps,
ajouta-t-elle ; avant huit jours, tout est fini.
Homais se recula de stupéfaction. Elle
descendit ses trois marches, et, lui parlant à l’oreille :
– Comment ! vous ne savez pas cela ? On va le saisir cette semaine.
C’est Lheureux qui le fait vendre. Il l’a assassiné de billets.
– Quelle épouvantable catastrophe ! s’écria l’apothicaire, qui
avait toujours des expressions congruantes à toutes les circonstances
imaginables. L’hôtesse donc se mit à lui raconter cette histoire, qu’elle
savait par Théodore, le domestique de M. Guillaumin, et, bien qu’elle exécrât Tellier,
elle blâmait Lheureux. C’était un enjôleur, un rampant.
– Ah ! tenez, dit-elle, le voilà sous les halles ; il salue madame
Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est même au bras de M. Boulanger.
– Madame Bovary ! fit Homais. Je m’empresse
d’aller lui offrir mes hommages. Peut-être qu’elle sera bien aise d’avoir une
place dans l’enceinte,
sous le péristyle. Et, sans écouter la mère Lefrançois, qui le rappelait pour
lui en conter plus long, le pharmacien s’éloigna d’un pas rapide, sourire aux
lèvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche quantité de
salutations et emplissant beaucoup d’espace avec les grandes basques de son
habit noir, qui flottaient au vent derrière lui.
Rodolphe l’ayant aperçu de loin, avait
pris un train rapide ; mais madame Bovary s’essouffla ; il se ralentit donc et
lui dit en souriant, d’un ton brutal :
– C’est pour éviter ce gros homme : vous
savez, l’apothicaire.
Elle lui donna un coup de coude.
– Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda-til
; et il la considéra du coin de l’œil, tout en continuant à marcher.
Son profil était si calme, que l’on n’y
devinait rien. Il se détachait en pleine lumière, dans l’ovale de sa capote qui
avait des rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs
cils courbes regardaient devant elle, et, quoique bien ouverts, ils semblaient
un peu bridés par les pommettes, à cause du sang, qui battait doucement sous sa
peau fine. Une couleur rose traversait la cloison de son nez. Elle inclinait la
tête sur l’épaule, et l’on voyait entre ses lèvres le bout nacré de ses dents
blanches.
– Se moque-t-elle de moi ? songeait Rodolphe.
Ce geste d’Emma pourtant n’avait été qu’un avertissement ; car M. Lheureux les accompagnait, et
il leur parlait de temps à autre, comme pour entrer en conversation :
– Voici une journée superbe ! tout le monde
est dehors ! les vents sont à l’est.
Et madame Bovary, non plus que Rodolphe, ne
lui répondait guère, tandis qu’au moindre mouvement qu’ils faisaient, il se
rapprochait en disant : Plaît-il ? et portait la main à son chapeau.
Quand ils furent devant la maison du maréchal,
au lieu de suivre la route jusqu’à la barrière, Rodolphe, brusquement, prit un
sentier, et entraînant madame Bovary ; il cria :
– Bonsoir, Monsieur Lheureux ! au plaisir !
– Comme vous l’avez congédié ! dit-elle en
riant.
– Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par
les autres ? et, puisque, aujourd’hui, j’ai le bonheur d’être avec vous...
Emma rougit... Il n’acheva point sa phrase. Alors il parla du beau temps et
du plaisir de marcher sur l’herbe. Quelques marguerites étaient repoussées :
– Voici de gentilles pâquerettes, dit-il, et
de quoi fournir bien des oracles à toutes les amoureuses du pays.
Il ajouta :
– Si j’en cueillais ? qu’en pensez-vous ?
– Est-ce que vous êtes amoureux ? fit-elle en
toussant un peu.
– Eh ! eh ! qui sait ? répondit Rodolphe.
Le pré commençait à se remplir, et les
ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs
bambins. Souvent il fallait se déranger devant une longue file de campagnardes,
servantes en bas bleus, à souliers plats, à bagues d’argent, et qui sentaient
le lait, quand on passait près d’elles. Elles marchaient en se tenant par la
main, et se répandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la
ligne des trembles jusqu’à la tente du banquet. Mais c’était le moment de
l’examen, et les cultivateurs, les uns après les autres, entraient dans une
manière d’hippodrome que formait une longue corde portée sur des bâtons.
Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la
ficelle, et alignant confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis
enfonçaient en terre leur groin ; des veaux beuglaient ; des brebis bêlaient ;
les vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon, et, ruminant
lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les moucherons qui
bourdonnaient autour d’elles. Des charretiers, les bras nus, retenaient par le
licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des
juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tête et la crinière pendante,
tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, où venaient les téter
quelquefois ; et, sur la longue ondulation de tous ces corps tassés, on voyait
se lever au vent, comme un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des
cornes aiguës, et des têtes d’hommes qui couraient. À l’écart, en dehors des
lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé, portant un
cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plus qu’une bête de bronze.
Un enfant en haillons le tenait par une corde.
Cependant, entre les deux rangées, des
messieurs s’avançaient d’un pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient
à voix assez basse. L’un
d’eux, qui semblait plus considérable, prenait, tout en marchant, quelques
notes sur un album. C’était
le président du jury : M. Derozerays de la Panville. Sitôt qu’il reconnut
Rodolphe, il s’avança vivement, et lui dit en souriant d’un air aimable :
– Comment, monsieur Boulanger, vous nous
abandonnez ?
Rodolphe protesta qu’il allait venir. Mais
quand le président eut disparu :
– Ma foi, non, reprit-il, je n’irai pas ;
votre compagnie vaut bien la sienne.
Et,
tout en se moquant des Comices, Rodolphe, pour circuler plus à l’aise, montrait
au gendarme sa pancarte bleue, et même il s’arrêtait parfois devant quelque
beau sujet, que madame Bovary n’admirait guère. Il s’en aperçut, et alors se
mit à faire des plaisanteries sur les dames d’Yonville, à propos de leur
toilette ; puis il s’excusa lui-même du négligé de la sienne. Elle avait cette
incohérence de choses communes et recherchées, où le vulgaire, d’habitude,
croit entrevoir la révélation d’une existence excentrique, les désordres du
sentiment, les tyrannies de l’art, et toujours un certain mépris des
conventions sociales, ce qui le séduit ou l’exaspère. Ainsi, sa chemise de
batiste à manchettes plissées bouffait au hasard du vent, dans l’ouverture de
son gilet, qui était de coutil gris, et son pantalon à larges raies découvrait
aux chevilles ses bottines de nankin, claquées de cuir verni. Elles étaient si
vernies, que l’herbe s’y reflétait. Il foulait avec elles les crottins de
cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de
côté.
– D’ailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la campagne...
– Tout est peine perdue, dit Emma.
– C’est vrai ! répliqua Rodolphe. Songer que
pas un seul de ces braves gens n’est capable de comprendre même la tournure
d’un habit ! Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existences
qu’elle étouffait, des illusions qui s’y perdaient.
– Aussi, disait Rodolphe, je m’enfonce dans
une tristesse...
– Vous ! fait-elle avec étonnement. Mais je vous croyais très gai ?
– Ah ! oui, d’apparence, parce qu’au milieu du
monde je sais mettre sur mon visage un masque railleur ; et cependant que de
fois, à la vue d’un cimetière, au clair de lune, je me suis demandé si je ne
ferais pas mieux d’aller rejoindre ceux qui sont à dormir...
– Oh ! Et vos amis ? dit-elle. Vous n’y pensez
pas.
– Mes amis ? lesquels donc ? en ai-je ? Qui
s’inquiète de moi ?
Et il accompagna ces derniers mots d’une sorte
de sifflement entre ses lèvres.
Mais ils furent obligés de s’écarter l’un de
l’autre, à cause d’un grand échafaudage de chaises qu’un homme portait derrière
eux. Il en était si surchargé, que l’on apercevait seulement la pointe de ses
sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit. C’était Lestiboudois, le
fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l’église. Plein
d’imagination pour tout ce qui concernait ses intérêts, il avait découvert ce moyen
de tirer parti des Comices ; et son idée lui réussissait, car il ne savait plus
auquel entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud, se disputaient
ces sièges dont la paille sentait l’encens, et s’appuyaient contre leurs gros
dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vénération.
Madame
Bovary reprit le bras de Rodolphe ; il continua comme se parlant à lui-même:
– Oui ! tant de choses m’ont manqué ! toujours seul ! Ah ! si j’avais
eu un but dans la vie, si j’eusse rencontré une affection, si j’avais trouvé
quelqu’un... Oh ! comme j’aurais dépensé toute l’énergie dont je suis capable,
j’aurais surmonté tout, brisé tout !
– Il me semble pourtant, dit Emma, que vous
n’êtes guère à plaindre.
– Ah ! vous trouvez ? fit Rodolphe.
– Car enfin..., reprit-elle, vous êtes libre.
Elle hésita :
– Riche.
– Ne vous moquez pas de moi, répondit-il.
Et elle jurait qu’elle ne se moquait pas,
quand un coup de canon retentit ; aussitôt, on se poussa, pêle-mêle, vers le
village.
C’était
une fausse alerte. M. le préfet n’arrivait pas ; et les membres du jury se
trouvaient fort embarrassés, ne sachant s’il fallait commencer la séance ou
bien attendre encore.
Enfin, au fond de la Place, parut un grand
landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras
un cocher en chapeau blanc. Binet n’eut que le temps de crier : Aux armes ! et
le colonel de l’imiter. On courut vers les faisceaux. On se précipita.
Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais l’équipage préfectoral sembla
deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur leur
chaînette, arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au
moment où la garde nationale et les pompiers s’y déployaient, tambour battant,
et marquant le pas.
– Balancez ! cria Binet.
– Halte ! cria le colonel. Par file à gauche !
Et, après un port d’armes où le cliquetis des
capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole les
escaliers, tous les fusils retombèrent.
Alors on vit descendre du carrosse un monsieur
vêtu d’un habit court à broderie d’argent, chauve sur le front, portant toupet
à l’occiput, ayant le teint blafard et l’apparence des plus bénignes. Ses deux
yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se fermaient à demi pour
considérer la multitude, en même temps qu’il levait son nez pointu et faisait
sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le préfet
n’avait pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture ; puis il
ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des civilités, l’autre s’avoua
confus ; et ils restaient ainsi, face à face, et leurs fronts se touchant
presque, avec les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les
notables, la garde nationale et la foule. M. le conseiller, appuyant contre sa
poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que
Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses phrases,
protestait de son dévouement à la monarchie, et de l’honneur que l’on faisait à
Yonville.
Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint
prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot,
il les conduisit sous le porche du Lion d’or où beaucoup de paysans
s’amassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, l’obusier tonna, et les
messieurs à la file montèrent s’asseoir sur l’estrade, dans les fauteuils en
Utrecht rouge qu’avait prêtés madame Tuvache.
Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs
molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du
cidre doux, et leurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides, que
maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets
étaient de velours, à châle ; toutes les montres portaient au bout d’un long
ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur
ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap
non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes.
Les dames de la société se tenaient derrière,
sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était
en face, debout, ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait
apporté là toutes celles qu’il avait déménagées de la prairie, et même il
courait à chaque minute en chercher d’autres dans l’église, et causait un tel
encombrement par son commerce, que l’on avait grand’peine à parvenir jusqu’au
petit escalier de l’estrade.
– Moi, je trouve, dit M. Lheureux (s’adressant au pharmacien, qui
passait pour gagner sa place), que l’on aurait dû planter là deux mâts
vénitiens : avec quelque chose d’un peu sévère et de riche comme nouveautés,
c’eût été d’un fort joli coup d’œil.
– Certes, répondit Homais. Mais, que voulez-vous
? c’est le maire qui a tout pris sous son bonnet. Il n’a pas grand goût, ce
pauvre Tuvache, et il est même complètement dénué de ce qui s’appelle le génie
des arts.
Cependant
Rodolphe, avec madame Bovary, était monté au premier étage de la mairie, dans
la salle des délibérations, et, comme elle était vide, il avait déclaré que
l’on y serait bien pour jouir du spectacle plus à son aise. Il prit trois tabourets
autour de la table ovale, sous le buste du monarque, et, les ayant approchés de
l’une des fenêtres, ils s’assirent l’un près de l’autre.
Il y eut une agitation sur l’estrade, de longs
chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le conseiller se leva. On savait maintenant qu’il s’appelait
Lieuvain, et l’on se répétait son nom de l’un à l’autre, dans la foule. Quand
il eut donc collationné quelques feuilles et appliqué dessus son œil pour y
mieux voir, il commença :
« Messieurs,
« Qu’il me soit permis d’abord (avant
de vous entretenir de l’objet de cette réunion d’aujourd’hui, et ce sentiment,
j’en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu’il me soit permis, dis-je, de
rendre justice à l’administration supérieure, au gouvernement, au monarque,
messieurs, à notre souverain,
ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière
n’est indifférente, et qui dirige à la fois d’une main si ferme et si sage le
char de l’État parmi les périls incessants d’une mer orageuse, sachant
d’ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l’industrie, le commerce,
l’agriculture et les beaux-arts. »
– Je devrais, dit Rodolphe, me reculer
un peu.
– Pourquoi ? dit Emma.
Mais,
à ce moment, la voix du conseiller s’éleva d’un ton extraordinaire.
Il déclamait : « Le temps n’est plus,
messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos places publiques, où le
propriétaire, le négociant, l’ouvrier lui-même, en s’endormant le soir d’un
sommeil paisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit des
tocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases... »
– C’est qu’on pourrait, reprit
Rodolphe, m’apercevoir d’en bas ; puis j’en aurais pour quinze jours à donner
des excuses, et, avec ma mauvaise réputation...
– Oh ! vous vous calomniez, dit Emma.
– Non, non, elle est exécrable, je vous jure.
«
Mais messieurs, poursuivit le conseiller, que si, écartant de mon souvenir ces
sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre belle
patrie : qu’y vois-je ? Partout fleurissent le commerce et les arts ; partout
des voies nouvelles de communication, comme autant d’artères nouvelles dans le
corps de l’État, y établissent des rapports nouveaux ; nos grands centres
manufacturiers ont repris leur activité ; la religion, plus affermie, sourit à
tous les cœurs ; nos ports sont pleins, la confiance renaît, et enfin la France
respire !... »
– Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au point de vue du monde,
a-t-on raison ? –
Comment cela ? fit-elle.
– Eh quoi ! dit-il, ne savez-vous pas qu’il y
a des âmes sans cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et
l’action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et
l’on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies.
Alors elle le regarda comme on contemple un
voyageur qui a passé par des pays extraordinaires, et elle reprit :
– Nous n’avons pas même cette distraction,
nous autres pauvres femmes !
– Triste distraction, car on n’y trouve pas le
bonheur.
– Mais le trouve-t-on jamais ? demanda-t-elle.
– Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.
« Et
c’est là ce que vous avez compris, disait le conseiller. Vous, agriculteurs et
ouvriers des campagnes ; vous, pionniers pacifiques d’une œuvre toute de
civilisation ! vous, hommes de progrès et de moralité ! vous avez compris,
dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les
désordres de l’atmosphère... »
– Il se rencontre un jour, répéta
Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en désespérait. Alors des horizons
s’ouvrent, c’est comme une voix qui crie : Le voilà ! Vous sentez le besoin de
faire à cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui
sacrifier tout ! On ne s’explique pas, on se devine. On s’est entrevu dans ses
rêves. – Et il la regardait. – Enfin,
il est là, ce trésor que l’on a tant cherché, là, devant vous ; il brille, il
étincelle. Cependant on en
doute encore, on n’ose y croire ; on en reste ébloui, comme si l’on sortait des
ténèbres à la lumière.
Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la pantomime à sa phrase. Il
se passa la main sur le visage, tel qu’un homme pris d’étourdissement ; puis,
il la laissa retomber sur celle d’Emma. Elle retira la sienne. Mais le
conseiller lisait toujours :
« Et
qui s’en étonnerait, messieurs ? Celui-là seul qui serait assez aveugle, assez
plongé (je ne crains pas de le dire), assez plongé dans les préjugés d’un autre
âge pour méconnaître encore l’esprit des populations agricoles. Où trouver, en effet, plus de patriotisme
que dans les campagnes, plus de dévouement à la cause publique, plus
d’intelligence en un mot ? Et je n’entends pas, messieurs, cette intelligence
superficielle, vain ornement des esprits oisifs, mais cette intelligence
profonde et modérée, qui s’applique par-dessus toute chose à poursuivre
ces buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, à l’amélioration commune
et au soutien des États,
fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs... »
– Ah ! encore, dit Rodolphe. Toujours
les devoirs, je suis assommé de ces mots-là. Ils sont un tas de vieilles ganaches
en gilet de flanelle, et de bigotes à chaufferette et à chapelet, qui
continuellement nous chantent aux oreilles : « Le devoir ! le devoir ! » Eh ! parbleu ! le devoir, c’est
de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d’accepter
toutes les conventions de la société, avec les ignominies qu’elle nous impose.
– Cependant... cependant... objectait madame Bovary.
– Eh non ! pourquoi déclamer contre les
passions ? Ne sont-elles pas la seule belle chose qu’il y ait sur la terre, la
source de l’héroïsme, de l’enthousiasme, de la poésie, de la musique, des arts,
de tout enfin ?
– Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu
l’opinion du monde et obéir à sa morale.
–
Ah ! c’est qu’il y en a deux, répliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des
hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, s’agite en bas, terre à terre,
comme ce rassemblement d’imbéciles que vous voyez. Mais l’autre, l’éternelle, elle est tout autour et
au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous éclaire.
M. Lieuvain venait de s’essuyer la bouche avec
son mouchoir de poche. Il reprit :
« Et
qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de l’agriculture
? Qui donc pourvoit à nos besoins ? qui donc fournit à notre subsistance ?
N’est-ce pas l’agriculteur ? L’agriculteur, messieurs, qui, ensemençant d’une
main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel
broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux appareils, en sort sous le nom de
farine, et, de là, transporté dans les cités, est bientôt rendu chez le
boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche.
N’est-ce pas l’agriculteur encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses
abondants troupeaux dans les pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous, car
comment nous nourririons-nous sans l’agriculteur ? Et même, messieurs, est-il
besoin d’aller si loin chercher des exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à toute
l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de nos
basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa
chair succulente pour nos tables, et des œufs ? Mais je n’en finirais pas, s’il
fallait énumérer les uns après les autres les différents produits que la terre
bien cultivée, telle qu’une mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, c’est
la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers à cidre ; là, le colza ; plus loin,
les fromages ; et le lin ; messieurs, n’oublions pas le lin ! qui a pris dans
ces dernières années un accroissement considérable et sur lequel j’appellerai
plus particulièrement votre attention. »
Il n’avait pas besoin de l’appeler : car
toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses
paroles. Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux ; M.
Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières ; et, plus loin,
le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son
oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury
balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe d’approbation. Les
pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient sur leurs baïonnettes ; et Binet,
immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en l’air. Il
entendait peut-être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière
de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du
sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien ; car il en portait un énorme et
qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard
d’indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout enfantine, et sa
petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance,
d’accablement et de sommeil.
La Place jusqu’aux maisons était comble de
monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, d’autres debout sur
toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait
tout fixé dans la contemplation de ce qu’il regardait. Malgré le silence, la
voix de M. Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vous arrivait par lambeaux de
phrases, qu’interrompait çà et là le bruit des chaises dans la foule ; puis on
entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de bœuf, ou
bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet,
les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et elles
beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe
de feuillage qui leur pendait sur le museau.
Rodolphe s’était rapproché d’Emma, et il disait d’une voix basse, en
parlant vite :
– Est-ce que cette conjuration du monde ne
vous révolte pas ? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne ? Les instincts
les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés, et,
s’il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour qu’elles ne
puissent se joindre.
Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles s’appelleront. Oh ! n’importe, tôt ou tard,
dans six mois, dix ans, elles se réuniront, s’aimeront, parce que la fatalité
l’exige et qu’elles sont nées l’une pour l’autre.
Il se tenait les bras croisés sur ses genoux,
et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans
ses yeux des petits rayons d’or s’irradiant tout autour de ses pupilles noires,
et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors
une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait
valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette
odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entreferma les
paupières pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu’elle fit en se
cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l’horizon, la
vieille diligence l’Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en
traînant après soi un long panache de poussière. C’était dans cette voiture
jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle ; et par cette route là-bas
qu’il était parti pour toujours ! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre ;
puis tout se confondit, des nuages passèrent ; il lui sembla qu’elle tournait
encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon
n’était pas loin, qu’il allait venir... et cependant elle sentait toujours la
tête de Rodolphe à côté d’elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi
ses désirs d’autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils
tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son
âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la
fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle
s’essuya les mains ; puis, avec son mouchoir, elle s’éventait la figure, tandis
qu’à travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et
la voix du conseiller qui psalmodiait ses phrases.
Il disait :
« Continuez ! persévérez ! n’écoutez ni les suggestions
de la routine, ni les conseils trop hâtifs d’un empirisme téméraire ! Appliquez-vous
surtout à l’amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races
chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces Comices soient pour vous
comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et
fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succès meilleur ! Et vous,
vénérables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu’à ce
jour n’avait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la
récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l’État,
désormais, a les yeux fixés sur vous, qu’il vous encourage, qu’il vous protège,
qu’il fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant qu’il est en
lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices ! »
M.
Lieuvain se rassit alors et M. Derozerays se leva, commençant un autre
discours. Le sien peut-être, ne fut point aussi fleuri que celui du conseiller
; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif, c’est-à-dire
par des connaissances plus spéciales et des considérations plus relevées.
Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la religion et
l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de l’une et de
l’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la civilisation.
Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme.
Remontant au berceau des sociétés, l’orateur vous dépeignait ces temps
farouches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient
quitté la dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons, planté la
vigne. Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte plus d’inconvénients
que d’avantages ? M. Derozerays se posait ce problème. Du magnétisme, peu à
peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M. le président
citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les
empereurs de la Chine inaugurant l’année par des semailles, le jeune homme expliquait à la
jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque
existence antérieure :
– Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous
sommes-nous connus ? Quel hasard l’a voulu ? C’est qu’à travers l’éloignement,
sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes
particulières nous avaient poussés l’un vers l’autre.
Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas.
« Ensemble de bonnes cultures », cria le président.
– Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez
vous...
« À M. Bizet, de Quincampoix. »
– Savais-je que je vous accompagnerais ?
« Soixante-dix francs ! »
– Cent fois même j’ai voulu partir, et je vous
ai suivie, je suis resté.
« Fumiers. »
– Comme je resterais ce soir, demain, les
autres jours, toute ma vie !
« À M. Caron, d’Argueil, une médaille d’or ! »
– Car jamais je n’ai trouvé dans la société de personne un charme aussi
complet.
« À M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! »
– Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir.
« Pour un bélier mérinos... »
– Mais vous m’oublierez, j’aurai passé comme une ombre.
« À M. Belot, de Notre-Dame... »
– Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée,
dans votre vie ?
« Race porcine, prix ex aequo : à MM. Lehérissé et Cullembourg ;
soixante francs ! »
Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait
toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa
volée ; mais, soit qu’elle essayât de la dégager ou bien qu’elle répondît à
cette pression, elle fit un mouvement des doigts ; il s’écria :
– Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous êtes bonne ! vous
comprenez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple
!
Un coup de vent qui arriva par les fenêtres
fronça le tapis de la table, et, sur la Place, en bas, tous les grands bonnets
des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui
s’agitent.
« Emploi de tourteaux de graines oléagineuses
», continua le président.
Il se hâtait :
« Engrais flamand, – culture du lin, –
drainage, – baux à longs termes, – services de domestiques. »
Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême faisait
frissonner leurs lèvres sèches ; et mollement, sans effort, leurs doigts se
confondirent.
«
Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, pour
cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une médaille d’argent – du
prix de vingt-cinq francs ! »
« Où est-elle, Catherine Leroux ? » répéta le
conseiller.
Elle ne se présentait pas, et l’on entendait
des voix qui chuchotaient :
– Vas-y !
– Non.
– À gauche !
– N’aie pas peur !
– Ah ! qu’elle est bête !
– Enfin y est-elle ? s’écria Tuvache.
– Oui !... la voilà !
– Qu’elle approche donc !
Alors on vit s’avancer sur l’estrade une
petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans
ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le
long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin
sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et
des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à
articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le
suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles
semblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire ; et, à force
d’avoir servi, elles restaient entr’ouvertes, comme pour présenter
d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose
d’une rigidité monacale relevait l’expression de sa figure. Rien de triste ou
d’attendri n’amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux,
elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C’était la première fois
qu’elle se voyait au milieu d’une compagnie si nombreuse ; et, intérieurement
effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir
et par la croix d’honneur du conseiller, elle demeurait tout immobile, ne
sachant s’il fallait s’avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et
pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois
épanouis, ce demi-siècle de servitude.
– Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-
Élisabeth Leroux ! dit M. le conseiller, qui avait pris des mains du président
la liste des lauréats. Et tour à tour examinant la feuille de papier, puis la
vieille femme, il répétait d’un ton paternel : Approchez, approchez !
– Êtes-vous sourde ? dit Tuvache, en
bondissant sur son fauteuil ; et il se mit à lui crier dans l’oreille :
– Cinquante-quatre ans de service ! Une
médaille d’argent ! Vingt-cinq francs ! C’est pour vous.
Puis, quand elle eut sa médaille, elle la
considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa figure, et on
l’entendit qui marmottait en s’en allant :
– Je la donnerai au curé de chez nous, pour
qu’il me dise des messes.
– Quel fanatisme ! exclama le pharmacien, en
se penchant vers le notaire.
La
séance était finie ; la foule se dispersa ; et, maintenant que les discours
étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume : les
maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux,
triomphateurs indolents qui s’en retournaient à l’étable, une couronne verte
entre les cornes.
Cependant les gardes nationaux étaient montés
au premier étage de la mairie, avec des brioches embrochées à leurs
baïonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles.
Madame Bovary prit le bras de Rodolphe ; il la reconduisit chez elle ; ils se
séparèrent devant sa porte ; puis il se promena seul dans la prairie, tout en
attendant l’heure du banquet.
Le
festin fut long, bruyant, mal servi ; l’on était si tassé, que l’on avait peine
à remuer les coudes, et les planches étroites qui servaient de bancs faillirent
se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun s’en
donnait pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts ; et une
vapeur blanchâtre, comme la buée d’un fleuve par un matin d’automne, flottait au-dessus
de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le
calicot de la tente, pensait si fort à Emma, qu’il n’entendait rien. Derrière
lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes sales ; ses voisins
parlaient, il ne leur répondait pas ; on lui emplissait son verre, et un
silence s’établissait dans sa pensée, malgré les accroissements de la rumeur.
Il rêvait à ce qu’elle avait dit et à la forme de ses lèvres ; sa figure, comme
en un miroir magique, brillait sur la plaque des shakos ; les plis de sa robe
descendaient le long des murs, et des journées d’amour se déroulaient à
l’infini dans les perspectives de l’avenir.
Il la revit le soir, pendant le feu d’artifice ; mais elle était avec
son mari, madame Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le
danger des fusées perdues ; et, à chaque moment, il quittait la compagnie pour
aller faire à Binet des recommandations.
Cependant les pièces pyrotechniques envoyées à
l’adresse du sieur Tuvache avaient, par excès de précaution, été enfermées dans
sa cave ; aussi la poudre humide ne s’enflammait guère, et le morceau
principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complètement.
De temps à autre, il portait une pauvre chandelle romaine ; alors la
foule béante poussait une clameur où se mêlait le cri des femmes à qui l’on
chatouillait la taille pendant l’obscurité. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre
l’épaule de Charles ; puis, le menton levé, elle suivait dans le ciel noir le
jet lumineux des fusées. Rodolphe la contemplait à la lueur des lampions
qui brûlaient.
Ils s’éteignirent peu à peu. Les étoiles
s’allumèrent. Quelques gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu
sur sa tête nue.
À ce moment, le fiacre du conseiller sortit de
l’auberge. Son cocher, qui était ivre, s’assoupit tout à coup et l’on
apercevait de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse de
son corps qui se balançait de droite et de gauche, selon le tangage des
soupentes.
–En vérité, dit l’apothicaire, on devrait bien
sévir contre l’ivresse ! Je voudrais que l’on inscrivît, hebdomadairement, à la
porte de la mairie, sur un tableau ad hoc les noms de tous ceux qui, durant la
semaine, se seraient intoxiqués avec des alcools. D’ailleurs, sous le rapport
de la statistique, on aurait là comme des annales patentes qu’on irait au
besoin... Mais excusez.
Et il courut encore vers le capitaine.
Celui-ci rentrait à sa maison. Il allait
revoir son tour.
– Peut-être ne feriez-vous pas mal, lui dit
Homais, d’envoyer un de vos hommes ou d’aller vous-même...
– Laissez-moi donc tranquille, répondit le
percepteur, puisqu’il n’y a rien !
– Rassurez-vous, dit l’apothicaire, quand il
fut revenu près de ses amis. M. Binet m’a certifié que les mesures étaient
prises. Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes sont pleines. Allons dormir.
– Ma foi ! j’en ai besoin, fit madame Homais,
qui bâillait considérablement ; mais, n’importe, nous avons eu pour notre fête
une bien belle journée.
Rodolphe répéta d’une voix basse et avec un regard tendre :
– Oh ! oui, bien belle !
Et, s’étant salués, on se tourna le dos.
Deux
jours après, dans le Fanal de Rouen, il y avait un grand article sur les
Comices. Homais l’avait composé, de verve, dès le lendemain :
« Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces
guirlandes ? Où courait cette foule, comme les flots d’une mer en furie, sous
les torrents d’un soleil tropical qui répandait sa chaleur sur nos guérets ? »
Ensuite, il parlait de la condition des
paysans. Certes, le gouvernement faisait beaucoup, mais pas assez ! « Du
courage ! lui criait-il ; mille réformes sont indispensables, accomplissons les.
» Puis, abordant l’entrée du conseiller, il n’oubliait point « l’air martial de
notre milice », ni « nos plus sémillantes villageoises », ni « les vieillards à
tête chauve, sorte de patriarches qui étaient là, et dont quelques-uns, débris
de nos immortelles phalanges, sentaient encore battre leurs cœurs au son mâle
des tambours ». Il se citait des premiers parmi les membres du jury, et même il
rappelait, dans une note, que M. Homais, pharmacien, avait envoyé un Mémoire
sur le cidre à la Société d’agriculture. Quand il arrivait à la distribution
des récompenses, il dépeignait la joie des lauréats en traits dithyrambiques. «
Le père embrassait son fils, le frère le frère, l’époux l’épouse. Plus d’un
montrait avec orgueil son humble médaille, et sans doute, revenu chez lui, près
de sa bonne ménagère, il l’aura suspendue en pleurant aux murs discrets de sa
chaumine.
« Vers six heures, un banquet, dressé dans
l’herbage de M. Leigeard, a réuni les principaux assistants de la fête. La plus
grande cordialité n’a cessé d’y régner. Divers toasts ont été portés : M.
Lieuvain, au monarque ! M. Tuvache, au préfet ! M. Derozerays, à l’agriculture
! M. Homais, à l’industrie et aux beaux-arts, ces deux sœurs ! M. Leplichey,
aux améliorations ! Le soir, un brillant feu d’artifice a tout à coup illuminé
les airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor d’Opéra, et un
moment notre petite localité a pu se croire transportée au milieu d’un rêve des
Mille et une Nuits.
« Constatons qu’aucun événement fâcheux n’est
venu troubler cette réunion de famille. »
Et il ajoutait :
« On y a seulement remarqué l’absence du
clergé. Sans doute les sacristies entendent le progrès d’une autre manière.
Libre à vous, messieurs de Loyola ! »
Alessia Pino
Elena Ribaldi
Filip Miletic